Aux dix mille années
Toi qui nous viens des étranges contrées occidentales, – marchand que ton audace ennoblit jusqu’à me parler face à face – que réponds-tu, en vérité ? – que dans ces royaumes l’on méprise le Bois léger et la brique et la terre, et qu’on bâtit avec du roc afin de bâtir éternel ?
Tu prétends qu’il existe des maisons funèbres dont la seule gloire est de durer encore, des ponts renommés d’être vieux et des temples de pierre très dure dont pas une assise ne glisse, et des colonnes que nos illustres et anciennes dynasties auraient contemplées, et qui sont encore ?
Tu te flattes que leur ciment durcisse avec les jours ; les lunes passent en polissant leurs pierres et rien ne disjoint leur durée dont les Constructeurs se font gloire ?
– Quelle folie ! Ne sais-tu donc pas ? Rien de pesant ne résiste aux dents affamées des années… Ne les sauraient-ils donc pas ? Et ils se consument dans leurs efforts et leur ignorance…
– Mais vous, fils de Han, et moi, fils du Ciel, dont la vie est égale aux dix mille années et aux dix mille dix milliers d’années, n’ayons garde de penser ainsi : la durée n’est point le sort du solide, l’immuable n’habite pas vos demeures, mais en vous, hommes lents, hommes continuels !
Si le Temps ne s’en prend à l’Œuvre, c’est à l’ouvrier qu’il mord. Il dévore ? Donnez-lui à dévorer : de nobles substances, molles… ces troncs vivants et pleins de sève encore… ces vernis délicats… ces couleurs que la pluie lave et cet or que le soleil rougit… Bâtissez sur la terre argileuse, et que bientôt se disloquent les ais, et s’écartèlent les tenons… que ces tuiles soient caduques…
Or, si vous devez subir la Pierre insolente et le Cuivre orgueilleux, que la Pierre et le Cuivre se ploient aux contours du Bois périssable, et simulent son effort caduc : point de révolte sacrilège : Honorons les Âges dans leurs chutes successives, et le Temps dans sa voracité.
Victor Segalen, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,1995, p.872.