Brèves matières à imagination

En effet, nous aurons l’occasion de revenir longuement sur ce sujet, la lune apparaît comme la grande épiphanie dramatique du temps. Alors que le soleil reste semblable à lui-même, sauf lors de rares éclipses, alors qu’il ne s’absente qu’un court laps de temps du paysage humain, la lune, elle, est un astre qui croît, décroît, disparaît, un astre capricieux qui semble soumis à la temporalité et à la mort. Comme le souligne Eliade, c’est grâce à la lune et aux lunaisons que l’on mesure le temps : la plus ancienne racine indo-aryenne se rapportant à l’astre nocturne me, qui donne le sanscrit mas, l’avestique mah, le mena gothique, le mené grec et le mensis latin, veut également dire mesurer. C’est par cette assimilation au destin que la « lune noire » est la plupart du temps considérée comme le premier mort. Pendant trois nuits elle s’efface et disparaît du ciel, et les folklores imaginent qu’elle est alors engloutie par le monstre. Pour cette raison isomorphe, de nombreuses divinités lunaires sont chtoniennes et funéraires. Tel serait le cas de Perséphone, d’Hermès et de Dionysos. En Anatolie le dieu lunaire Men est également celui de la mort, de même le légendaire Kotschei, l’immortel et le malin génie du folklore russe. La lune est souvent considérée comme le pays des morts que ce soit chez les Polynésiens Tokalav, chez les Iraniens ou les Grecs, que ce soit dans l’opinion populaire de l’Occident à l’époque de Dante. Plus remarquable encore du point de vue de la convergence isomorphe, cette croyance de la population des Côtes-du-Nord qui veut que la face invisible de la lune recèle une gueule énorme qui sert à aspirer tout le sang versé sur la terre. 

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C’est cette inversion du sens naturel de la mort que permet cet isomorphisme « sépulcre-berceau », isomorphisme qui a pour moyen-terme le berceau chtonien. La terre devient berceau magique et bienfaisant parce qu’elle est le lieu du dernier repos. L’historien des religions n’a pas de peine à relever chez les peuples les plus primitifs, Australiens, Altaïques comme chez les Inca civilisés, la pratique courante de coucher le nourrisson à même la terre. Pratique du berceau tellurique à laquelle se relient les rituels d’abandon ou d’exposition des nouveau-nés sur l’élément primordial, eau ou terre. Il semble que dans tous les folklores cet abandon surdétermine encore la naissance miraculeuse du héros ou du saint conçu par une vierge mythique. L’abandon est une sorte de redoublement de la maternité et comme sa consécration à la Grande Mère élémentaire. Zeus, Poséidon, Dionysos, Attis ont partagé le sort de Persée, d’Ion, d’Atlante, d’Amphion, d’Œdipe comme de Romulus et Remus, de Waïnamoïnen comme de Massi, le Moïse maori.

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C’est à une étude systématique des contenants que nous invitent ces deux pôles psychiques, ces deux bornes fatales de la représentation que sont le sépulcre et le ventre maternel. Jung a jalonné le trajet étymologique qui, dans les langues indoeuropéennes, va du creux à la coupe. Kusthos grec signifie la cavité, le giron, tandis que keuthos veut dire le sein de la terre, alors que l’arménien Kust et le védique Kostha se traduisent par « bas-ventre ». À cette racine se joignent kutos, la voûte, le cintre, kutis, le coffret et finalement kuathos, le gobelet, le calice. Jung enfin interprète d’une façon audacieuse kurios, le seigneur, qu’il faudrait entendre comme le trésor arraché à l’antre. Le creux, comme la psychanalyse l’admet fondamentalement, est avant tout l’organe féminin. Toute cavité est sexuellement déterminée, et même le creux de l’oreille n’échappe pas à cette règle de la représentation. Le psychanalyste a donc parfaitement raison de montrer qu’il y a un trajet continu du giron à la coupe. Un des premiers jalons de ce trajet sémantique est constitué par l’ensemble caverne-maison, habitat autant que contenant, abri autant que grenier étroitement lié au sépulcre maternel, soit que le sépulcre se réduise à une caverne comme chez les anciens juifs ou à Cro-Magnon, soit qu’il se bâtisse à la façon d’une demeure, d’une nécropole, comme en Égypte et au Mexique.

Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 2016, p.87-88 ; p.247 ; p.252

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