Le matelas de feuilles
c’était l’automne et les touffes d’herbe d’un vert paradoxalement tendre émergeaient d’entre les feuilles mortes accumulées en tapis, brunes, rouillées ou ocre, certaines commençant déjà à pourrir, noires, gluantes, avec le squelette de leurs nervures encore visibles, claires, parfois entourées d’une frange olive, se ramifiant en étoile sur le fond obscur, velouté, la couche de feuilles si épaisse par endroits que les pieds semblaient s’enfoncer dans quelque chose comme le silence même, marcher sur du silence qui non seulement, dans ce fond de vallon, était sensible à l’ouïe (c’est-à-dire qu’on pouvait y percevoir le bruit le plus ténu, le silencieux écrasement sous les semelles du magma végétal en train de se décomposer, gonflé d’eau, spongieux, l’infime froissement d’une feuille se détachant, tombant de branche en branche en molles glissades, se balançant dans l’air immobile comme une plume d’or terni, impondérable, éphémère, s’affalant enfin sans bruit, confondue avec les autres sur le tapis bariolé de rouges et de bistres, et commençant aussitôt à pourrir), mais encore (le silence) sensible par quelque chose que l’on pouvait respirer, l’air humide, frais, chargé d’un subtil et délétère parfum non de mort, d’agonie, de putréfaction : plutôt (comment dire ?) de transmutation : le sol gras, la terre, reprenant ce qu’elle avait elle-même produit, nourri, s’en nourrissant à son tour, s’en gonflant, moelleuse, et à un moment la pluie se mit à tomber, paisible aussi, engendrant comme une autre espèce de silence, diffus, un silencieux bruissement gagnant de proche en proche sur les pentes boisées des vallons, entourant à la fin les deux hommes de toutes parts, ponctué par intervalles par les chutes de quelques gouttes plus larges tombant des derniers feuillages qui tantôt proches, s’écrasant sur le tapis pourrissant, avec un son mat, tantôt plus lointaines, élargissant pour ainsi dire l’espace par la répétition des mêmes chocs distincts, séparés, comme une scansion, comme le battement d’un invisible système d’horlogerie égrenant, patient, et indifférent, les parcelles successives de temps)
Claude Simon, Les Géorgiques, Paris, Les éditions de Minuit, 1981, pp. 159-160.