Enfoui dans l’univers
Si je patientais je verrais la lune. Mais je ne patienterai pas. Maintenant que j’ai vu j’entends le vent. Je ferme les yeux et il se confond avec mon souffle. Mots et images tourbillonnent dans ma tête, surgissent inépuisables et se poursuivent, se fondent, se déchirent. Mais au-delà de ce tumulte le calme est grand, et l’indifférence. Plus jamais rien n’y mordra vraiment. Le sommier est creusé comme une auge. Je suis couché au fond, bien pris entre les deux versants. Je me tourne un peu, presse contre l’oreiller ma bouche, mon nez, y écrase mes vieux poils tout à fait blancs maintenant je suppose, tire la couverture par-dessus ma tête. Je ressens, au fond du tronc, je ne peux pas préciser davantage, des douleurs qui semblent nouvelles. Je crois que c’est surtout dans le dos. Elles sont comme rythmées, elles ont même une sorte de petit chant. Elles sont bleuâtres. Que tout ça est supportable, mon Dieu. J’ai la tête presque à l’envers, comme un oiseau. J’écarte les lèvres, maintenant j’ai l’oreiller dans ma bouche, je le sens contre ma langue, mes gencives. J’ai, j’ai. Je suce. J’ai fini de me chercher. Je suis enfoui dans l’univers, je savais que j’y trouverais un jour ma place, le vieil univers me protège, victorieux. Je suis heureux, je savais que je serais heureux un jour.
Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Éd. de Minuit, « Double », 2014 (1951), pp. 38-39.