Funes, le mémorieux
D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat de Quebracho. Ces souvenirs n’étaient pas simples : chaque image visuelle était liée à des sensations musculaires, thermiques etc. Il pouvait reconstituer tous les rêves, tous les demi-rêves. Deux ou trois fois il avait reconstitué un jour entier ; il n’avait jamais hésité, mais chaque reconstitution avait demandé un jour entier. Il me dit : J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde et aussi : Mes rêves sont comme votre veille. Et aussi vers l’aube : Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordures. Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle, un losange, sont des formes que nous pouvons percevoir pleinement : de même Irénée percevait les crins embroussaillés d’un poulain, quelques têtes de bétail sur un coteau, le feu changeant et la cendre innombrable, les multiples visages d’un mort au cours d’une longue veillée. Je ne sais combien d’étoiles il voyait dans le ciel. […]
Locke, au XVIIe siècle postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. Il décida de réduire chacune de ses journées passées à quelque soixante-dix mille souvenirs, qu’il définirait ensuite par des chiffres. Il en fut dissuadé par deux considérations : la conscience que la besogne était interminable, la conscience qu’elle était inutile. Il pensa qu’à l’heure de sa mort il n’aurait pas fini de classer tous ses souvenirs d’enfance.
Les deux projets que j’ai indiqués (un vocabulaire infini pour la série naturelle des nombres, un inutile catalogue mental de toutes les images du souvenir) sont insensés, mais révèlent une certaine grandeur balbutiante. Ils nous laissent entrevoir ou déduire le monde vertigineux de Funes. Celui-ci, ne l’oublions pas, était presque incapable d’idées générales, platoniques. Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le surprenaient chaque fois. Swift raconte que l’empereur de Lilliput discernait le mouvement de l’aiguille des minutes, Funes discernait continuellement les avances tranquilles de la corruption, des caries, de la fatigue. Il remarquait les progrès de la mort, de l’humidité́. Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme, instantané́ et presque intolérablement précis. Babylone, Londres et New York ont accablé d’une splendeur féroce l’imagination des hommes ; personne, dans leurs tours populeuses ou leurs avenues urgentes, n’a senti la chaleur et la pression d’une réalité́ aussi infatigable que celle qui le jour et la nuit convergeait sur le malheureux Irénée dans son pauvre faubourg. Il lui était très difficile de dormir. Dormir c’est se distraire du monde, Funes, allongé dans son lit, dans l’ombre, se représentait chaque fissure et chaque moulure des maisons précises qui l’entouraient. (Je répète que le moins important de ses souvenirs était plus minutieux et plus vif que notre perception d’une jouissance ou d’un supplice physique.) Vers l’Est, dans une partie qui ne constituait pas encore un pâté de maisons, il y avait des bâtisses neuves, inconnues. Funes les imaginait noires, compactes, faites de ténèbres homogènes ; il tournait la tête dans leur direction pour dormir. Il avait aussi l’habitude de s’imaginer dans le fond du fleuve, bercé et annulé par le courant.
Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats.
Jorge Luis Borges, « Funes ou la mémoire » [1942], tr. P. Verdevoye, Fictions, Paris, Gallimard, 1983, p. 143-148.