Grâce et adresse
Avec la conscience de l’adresse, apparaîtra toute une géométrie faite nécessairement de droites, d’arêtes, contredisant la douce inconscience de la grâce. La grâce ne doit pas être voulue ; elle a des lignes ; elle n’a pas d’axes. Elle est qualité pure ; elle réprouve la quantité. Elle efface de son mieux les discontinuités de l’apprentissage et donne de l’unité aux actions les plus variées. L’adresse doit garder au contraire la hiérarchie fondamentale des gestes multiples. Elle est kaléidoscopique. Elle est strictement quantitative. La grâce a le droit de se tromper ; pour elle, l’erreur est souvent une fantaisie, une broderie, une variation, l’adresse ne doit pas se divertir. Et pourquoi l’adresse chercherait-elle à fondre les décisions composantes ? Il y a même un risque pour elle à quitter la franche arithmétique des volontés séparées. De son point de vue, les lignes courbes aux inflexions paresseuses sont des lignes de moindre pensée, de moindre vie spirituelle. Elles apparaissent à la retombée, quand l’être conscient va retourner à la rêverie, en se laissant envahir et vaincre par les résistances externes. Sans doute, ces lignes courbes pourront être tenues pour plus naturelles ; mais c’est précisément la preuve qu’elles réclament moins de conscience, moins de surveillance, moins d’esprit.
Gaston Bachelard, Dialectique de la durée, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2013, pp.70-71.