Herminien
En Herminien, Albert allait retrouver son ami le plus cher. En lui un maintien constamment aisé, un aplomb ferme sur la terre, le génie des intrigues humaines, séduisait chez Albert un esprit sans cesse trop tiré vers les hauteurs, trop porté à planer dans des espaces enivrants et confus, et qui lui avait valu le surnom, qu’il se rappelait particulièrement prononcé par Herminien d’un ton de voix profond et dubitatif, de « docteur Faust ». Herminien étonnait par une singulière aptitude à percer à jour les mobiles les plus troubles de la conduite humaine. De longues et subtiles conversations poursuivies souvent jusqu’à l’aube, dans une chambre haute d’étudiant dont la lumière brillait comme une étoile attardée au-dessus des rues, dans une auberge de campagne où la fatigue les avait jetés après au milieu d’une incohérente promenade à travers champs, et où chacun d’eux, avec une bonne foi entière, essayait d’approcher avec vérité sa nature la plus secrète dans une sorte de confession dialoguée où l’esprit cherchait sans cesse, pour prendre son élan, l’appui d’un autre esprit attentif et compréhensible, rendaient alors au souvenir d’Albert le sentiment imminent de cette faculté de double vue. Il lui avait toujours paru qu’Herminien usât et dût user dans l’avenir de ce pouvoir constant d’analyse avec nonchalance et distraction. Peut-être les attaches qui le retenaient à la vie paraissaient-elles manquer de puissance, car ses curiosités, nombreuses et toujours pénétrantes, se dispersaient sans cesse. Tantôt c’était la facture unique de certains tableaux rares qui le conduisait à travers les musées de l’Europe, tantôt une femme était pour un instant le foyer de ce magnétisme humain et avide : Herminien l’entraînait alors dans un tourbillon d’intrigues passionnées, où des complications insolubles paraissaient naître sous les pas comme par enchantement. Mais ces intrigues à l’instant où elles semblaient devoir prendre un caractère fatal avaient toujours tourné court, car Herminien, au moment où sa compagne pénétrait sur la scène héroïque, et s’encourageait au drame par la réflexion complaisante de tout le décor où elle projetait une passion vive, savait s’armer à point d’une ironie détachée et sarcastique qu’il maniait alors avec la maîtrise d’une arme ou d’un charme, et à laquelle nulle passion tragique n’avait encore résisté. Ces jeux extravagants de l’esprit et du cœur auxquels il invitait sans cesse, et dont sa démarche merveilleusement naturelle révélait à chaque instant l’insignifiance, laissait de durables rancunes chez toutes celles qu’il avait conviées à entrer dans un rôle que lui-même dessinait à chaque minute dans ses moindres replis. Herminien pénétrait les secrets de la littérature et de l’art avec un goût subtil et parfait, mais il en révélait le mécanisme plutôt qu’il n’en faisait toucher la grâce dans tout son effet. Et cependant son enthousiasme, une vibration froide, une véritable exaltation restaient sensibles dans ces périlleux exercices : sa figure calme s’animait alors, son œil devenait lumineux, la fatigue physique restait sans prise sur ce corps d’acier, et la discussion ou l’analyse pouvaient se prolonger sans effort de sa part pendant des journées, des nuits entières, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à sa logique conclusion. Au centre de lui-même et dans les instants les plus fiévreux habitait une impénétrable réserve, une démoniaque lucidité. Peut-être Albert se méprenait-il en décorant du nom d’amitié des rapports à tout prendre extrêmement troubles, auxquels la similitude presque exacte des goûts, une façon pareille d’aborder les détours du langage, un système de valeurs à eux propres qui courait et s’affirmait sans cesse présent et invisible comme un filigrane au milieu de toute la conversation qu’ils avaient avec des tiers, auraient mérité sans doute la qualification, à tous égards plus inquiétante, de complicité. Tant de goûts étranges mis en commun, de perversions d’une langue à eux qu’ils s’apprenaient l’un à l’autre, d’idées façonnées par le choc répété de leurs armes spirituelles et acérées, des signaux faits d’une inflexion de voix trop de fois échangée, du rappel d’un livre, d’un air, d’un nom qui tirait à lui mille souvenirs communs à la file, avaient fini par faire flotter entre eux une atmosphère dangereuse, enivrante et vibratile, qui se dissipait et renaissait à leur contact comme si l’on eût écarté et rapproché les lames d’un condensateur électrique. Placé au centre de ce foyer humain, tout objet apparaissait alors dans une menaçante et nouvelle lumière : le retentissement de la parole, l’éclair de la beauté y engendraient des vibrations anormales et prolongées, comme si la proximité de cette charge humaine en suspens, pesante et immobile, eût alors porté tout phénomène à sa puissance extrême d’explosion, à ses conséquences les plus immédiatement délirantes. Et ils se nourrissaient tous deux depuis longtemps, sans le savoir, de cet air vicié, délicieux et plus subtil que celui des hommes – le condensateur humain paraissait naître de la réunion de ces deux confondantes figures, qui se désignaient sans cesse du doigts, comme des éclairs rapides, tous les vertiges de la fièvre et du danger. Les présents de la vie et de la beauté, les expériences les plus exaltantes, n’avaient plus de valeur pour eux qu’elles n’eussent été amenées dans la lumière de ce double réflecteur qui les pénétrait alors de lueurs magiques, et peut-être en étaient-ils venus déjà au point où ils ne pouvaient plus faire un butin qu’ils n’amenassent à leur commun repaire, où ils ne pouvaient voir de leurs yeux aucune chose humaine qu’ils eussent alors pénétrée comme un cristal vide, si l’Autre ne lui eût prêté l’écran de sa redoutable et intime hostilité. Car ils étaient ennemis aussi, mais ils n’osaient se le dire. Ils n’osaient se le dire, ni tolérer la plus lointaine évocation de rapports en quoi que ce fût étranges qui pussent jamais exister entre eux. Peut-être Hegel eût-il souri de voir marcher auprès de chacun d’eux, comme un ange ténébreux et glorieux, le fantôme à la fois de son double et de son contraire, et se fût-il alors interrogé sur la forme d’une union nécessaire que ce livre entre autres buts ne saurait avoir que celui de finalement élucider. Ainsi marchaient-ils côte à côte et muets, mélangeant le goût ravissant de la mort dont chacun à son tour réfléchissait la proche et énigmatique aux frénésies d’une vie qui était leur partage.
Julien Gracq, Au château d’Argol, Paris, Corti, 1938, p. 41-46.