La route
L’étrange – l’inquiétante route ! le seul grand chemin que j’aie jamais suivi, dont le serpentement, quand bien même tout s’effacerait autour de lui de ses rencontres et de ses dangers – de ses taillis crépusculaires et de sa peur – creuserait encore sa trace dans ma mémoire comme un rai de diamant sur une vitre. On s’engageait dans celui-là comme on s’embarque sur la mer. À travers trois cents lieues de pays confus, courant seul, sans nœuds, sans attaches, un fil mince, étiré, blanchi de soleil, pourri de feuilles mortes, il déroule dans mon souvenir la traînée phosphorescente d’un sentier où le pied tâtonne entre les herbes par une nuit de lune, comme si, entre ses berges de nuit, je l’avais suivi d’un bout à l’autre à travers un interminable bois noir.
Il commençait bizarrement – à la manière de ces fragments de chaussée romaine qui commencent et finissent sans qu’on sache pourquoi au milieu d’un champ, comme une règle qu’on laisserait tomber sur un échiquier – au cœur même d’une clairière d’herbes, dans l’intervalle formé par deux lisières de forêts qui couraient se rejoindre, et entre lesquelles il s’engageait. Là où le soubassement en était resté intact, il présentait, quoiqu’il fût très étroit, tous les signes d’une construction soigneuse : une maçonnerie compacte de petits blocs anguleux, ou parfois, près du lit des rivières, de galets ronds, pris dans une sorte de béton, sur laquelle on avait aplani et rejointoyé un pavage de grosses dalles plates. L’ensemble figurait à peu près le sommet d’une étroite digue qui eût affleuré au niveau du sol. Sa résonance mate et sans vibration sous les pieds des chevaux était celle d’un mur. Bien que sa largeur atteignît tout juste la voie d’une charrette, et qu’il fût visible que le chemin avait dû être surtout un chemin cavalier, les dalles de la surface gardaient des traces anciennes d’ornières qui mordaient la roche d’une gouttière usée, incrustée maintenant de lichens gris, et ces signes d’un trafic ancien évoquaient de façon vive l’idée d’un courant ininterrompu, d’un éveil de vie qui avait dû, à une époque très reculée, animer la route de bout en bout. L’impression de délabrement extrême qu’elle donnait maintenant n’en était que plus forte. C’était une route fossile : la volonté qui avait sabré de cette estafilade les solitudes pour y faire affluer le sang et la sève était depuis longtemps morte – et mortes même les conditions qui avaient guidé cette volonté : il restait une cicatrice blanchâtre et indurée, mangée peu à peu par la terre comme par une chair qui se reforme, dont la direction pourtant creusait encore l’horizon vaguement : un signe engourdi, crépusculaire d’aller plus avant plutôt qu’une voie, – une ligne de vie usée qui végétait encore au travers des friches comme sur une paume. Elle était si ancienne que depuis sa construction la configuration même du terrain avait dû changer insensiblement : par endroits, le soubassement déchaussé dominait maintenant d’assez haut en talus les prairies des vallées, montrant à nu tout un hérissonnage de blocs, – ailleurs le dallage submergé plongeait sur d’assez grandes distances et se perdait sous les terres rapportées. Pourtant on ne la quittait jamais tout à fait de vue, ou plutôt – même submergée sous les éboulis, plongée sous les hautes herbes – comme le cheval tâte encore du sabot au profond de l’eau courante le ruban empierré du gué, on gardait avec elle une espèce de contact singulier, car la trace d’un chemin d’hommes est plus longue à s’effacer de la terre que la marque d’un fer rouge : à une trouée plus claire devant soi dans les buissons, à je ne sais quel alignement soudain plus rigide des arbres dans l’éloignement, quelle suggestion encore vivante de direction, la Route, de loin en loin, désincarnée, continuait à nous faire signe, comme ces anges énigmatiques des chemins de la Bible qui, loin devant, du seul doigt levé faisaient signe de les suivre, sans daigner même se retourner. Elle ressemblait aux rivières des pays de sable, qui cessent de couler à la saison chaude et se fragmentent en un chapelet de mares, entre lesquelles un filet d’eau gargouille parfois encore entre les cailloux ; depuis des âges lointains le sang avait cessé d’y battre de bout en bout, mais on devinait, à des passages marqués de traces plus fraîches de roues ou de sabots que, le sens une fois perdu et jusqu’à l’idée même du long voyage, le sommeil n’était pas descendu sur elle d’un seul coup : de façon discontinue, et sur des parcours de faible longueur, on avait continué à l’emprunter par endroits, comme un laboureur fait cahoter sa charrette sur un bout de voie romaine qui traverse son champ, – mais c’était alors un charroi menu et tout à fait domestique, comme il en chemine dans les venelles des petits bourgs entre les meules et les abreuvoirs – troupeaux de petit bétail qu’on mène pâturer ou vendre, allées et venues de charbonniers ou de bûcherons, colporteurs qui se risquaient jusque-là de la lisière des Marches. Puis, à mesure qu’on s’enfonçait davantage dans les solitudes confuses, même ces petits craquements humains de chemin creux mouraient, et après le grand vide blanc de la journée, dans le chien et loup du crépuscule, c’étaient les bêtes libres qui prenaient là un dernier relais, car cette éclaircie dans les bois leur semblait familière et commode, surtout à celles qui voyagent et vont loin : souvent on entendait, derrière le proche tournant, le galop d’une harde sur les pierres, ou bien dans l’éloignement, avec des grognements d’aise, on voyait trotter dans le fil du chemin d’un long trot de route un sanglier avec sa laie, et toute la file des marcassins ; et alors on avançait le cœur battant un peu, dans la lumière plus fine : on eût dit que soudain la Route ensauvagée, crépue d’herbe, avec ses pavés sombrés sous les orties, les épines noires, les prunelliers, mêlait les temps plutôt qu’elle ne traversait les pays, et que peut-être elle allait déboucher, dans le clair-obscur de hallier qui sentait le poil mouillé et l’herbe fraîche, sur une de ces clairières où les bêtes parlaient aux hommes.
Julien Gracq, « La Route », La Presqu’île, Paris, Corti, 1970, p. 3-8.