Le dépôt humain
Pourtant, si apparents que fussent les signes de l’abandon, l’homme n’avait pas complètement évacué ces solitudes. Seulement, comme il arrive lorsque la sécurité s’en va, il s’était fait un changement dans ses gîtes et ses allures qui donnait aux rencontres un caractère louche, passablement inquiétant. Les signes d’activité ancienne qui jalonnaient encore la route – parcelles encloses, bergeries, moulins, villages abandonnés – toutes ces éraflures encore luisantes de la trace humaine où nous nous repérions, tout cela semblait à la race singulière dont nous recoupions ici et là les passées, devenu aussi suspect qu’à une bête des bois les brisées ou les fientes d’une bête d’une autre espèce. Quand on voyait s’élever des fumées, c’était toujours très au large de la Route, parfois à des lieues, sur des sommets de roches chauves, ou sur les collines qui levaient l’épaule derrière les forêts, là où on voit brûler d’habitude les feux de camp des chasseurs ou les meules des charbonniers : ces fumées énigmatiques qui montaient dans le soir sur les lieux hauts ne parlaient guère de lit préparé et de soupe fumante, et nous interrogions longuement des yeux, avant de choisir l’emplacement de la couchée, leur distance et leur direction. Même de jour, l’impression ne s’effaçait jamais qu’on défilait entre deux lignes de guet invisibles. Les silhouettes qu’on voyait parfois se profiler au loin sur la route ou se faufiler dans les taillis n’évoquaient pas des voyageurs en chemin : leur allure indécise et peu franche, et le peu de souci qu’elles montraient d’être abordées, faisaient penser plutôt à une tribu en maraude aux confins de son territoire, ou aux gens qui battent l’estrade le long des grèves de mer. Hal, qui se sentait en sympathie avec ces flâneurs distants de la forêt, avait le don de les mettre assez souvent en confiance : quelquefois, ils s’enhardissaient jusqu’à s’asseoir un moment auprès de notre feu de camp, et nous déchiffrions par bribes la vie clairsemée qui couvait autour de nous. Il s’était formé là à l’écart un dépôt humain très mélangé – nomades coupés de leur gros qui s’étaient terrés dans des clairières en groupes consanguins de quelques familles (bien qu’ils eussent pris la langue du Royaume et des bribes de ses coutumes, on les reconnaissait à leurs huttes de bois qu’ils bâtissaient rondes, avec un toit conique de bardeaux, et qui n’étaient que des tentes de rondins) miliciens des Marches que l’ordre d’évacuation n’avait pas touchés dans leurs fortins perdus et qui régentaient comme des fiefs les petites communautés de trappeurs, de sabotiers et de voleurs de chevaux venues chercher asile derrière leurs palissades de bois – cadets aussi des fermes libres des défrichements qui avaient pris là le goût du large, et, plutôt que de suivre leur aîné au vieux Pays qui tenait si bien son cadastre, avaient décroché leur fusil et gagné la forêt. Quand on prenait langue avec ces petits clans qui repoussaient çà et là comme des plantes folles, à demi-chasseurs, à demi-pillards, on était surpris de sentir à travers leurs propos avec combien peu de regrets ils avaient pris congé de la vie ancienne et confortable, et s’ébattaient maintenant au large, un peu étourdis de leur liberté, sur un sol lissé de neuf. Ici la terre avait reverdi, elle s’ébrouait, le poil frais, toute nette des écorchures de ses vieilles sangles desserrées, et l’homme aussi rajeunissait, lâché dans la brume d’herbes comme un cheval entier, ragaillardi de marcher sur la terre sans rides comme sur une grève à peine ressuyée de la mer.
Vis-à-vis des détachements qui passaient de loin en loin au fil de la Route, leur attitude n’était pas hostile ni haineuse, elle était celle des pilleurs d’épaves vis-à-vis de ce qui défile en vue de leurs écueils : impartiale – une troupe bien armée et pourvue, sûre de sa route, pouvait croire traverser seulement une solitude giboyeuse – égarée, à court de vivres, ou désemparée par un accident, elle risquait le pire, car l’odeur du sang ici, comme dans la mer, voyageait loin ; la poudre et le plomb, les vêtements et les chevaux étaient des objets de furieuse convoitise, et, tant valait ce qu’il transportait, tant à peu près valait la vie du voyageur. L’embarras du cadavre vient d’habitude de tout ce qu’il traîne après lui de redoutablement enchevêtré : il ressemble à ces flotteurs de liège auxquels sont accrochés des filets de pêche : y toucher, c’est tirer au jour maille après maille un grouillement à chavirer la barque. Ici, où les amarres étaient coupées, les bouchons dansaient, et la mort avait cessé de poser des questions : on rencontrait de temps en temps au bord du chemin de petits tas de pierres allongés auxquels la coutume de la Route était d’ajouter seulement au passage un caillou, geste d’absolution distraite qui tenait quittes à la fois le mort de sa mémoire et le meurtrier de ses raisons : cette petite moraine d’hommes qui se déposait peu à peu au long de la voie ne pesait pas au souvenir comme la terre des cimetières et ne donnait pas à penser. Elle faisait au long de la Route un murmure de vent et d’eaux libres, comme les barques amarrées au bord d’un quai, et lorsqu’elle s’allongeait sous les arbres, on s’y asseyait sans gêne pour se reconnaître ou s’orienter : il y avait un repos dans ces tombes légères qui mettaient la vie si à l’aise, et ne se chargeaient si peu que ce fût ni de témoignage, ni de commission.
Julien Gracq, « La Route », La Presqu’île, Paris, Corti, 1970, p. 15-19.