Les Grèves de Lilia
Nous sortîmes de la forêt assez vite, et nous commençâmes à approcher de la mer. De seulement savoir que nous en approchions donnait une vie à la solitude : les pays que nous traversions étaient comme le rideau qui va se lever sur un grand spectacle. C’était une plaine basse qui paraissait infinie, tantôt sableuse et sèche, tantôt tourbeuse, coupée de boqueteaux de pins et de bouleaux – sur ces pâtures spongieuses où le bruit des sabots s’étouffait, le soleil mouillé du nord faisait pleuvoir une lumière changeante, pareille à la nuée d’eau poudreuse qui fait luire le jardin. Parfois nous longions pendant des lieues des fleuves plats et gris qui coulaient au ras de l’herbe, tout crevés de vastes hernies d’eau calme qui s’étranglaient et s’élargissaient au travers des prairies mouillées. Des algues foncées semblaient flotter çà et là par bancs sur les eaux immobiles, puis une risée de vent brassait les nuées duveteuses, et des milliers d’ailes blanches s’envolaient parmi les coups de lumière, mangées dans le bleu à mesure comme les premiers papillons de mai. La terre fondait peu à peu entre le ciel et l’eau. Cette lumière pulvérulente et décolorée, ces appels criards des mouettes qui tournoyaient et se posaient sur les prairies, ces eaux froides et grises de l’automne qui soulevaient tout un printemps acide d’herbe crue mélangeaient les éléments et les saisons : quand le soir montait des eaux élargies, on eût dit que la terre mangée comme une grève flottait toute délestée entre les ciels intercalaires et glissait peu à peu à ces longs radeaux de nuages que soulevait déjà la respiration de la mer. Puis les derniers arbres disparurent : un matin, dans le jour bas, nous vîmes monter devant nous sur la pâture venteuse une boursouflure toute crêtée d’écorchures de sable. La crête se découpait comme si le ciel derrière eût été frotté de la bave d’argent brillante qu’on voit dans le matin aux allées des jardins humides, au-delà, les nuages suspendus trempaient dans une lumière changée, une lumière lavée d’éclaircie : d’un temps de galop nous fûmes sur la dune et nous vîmes la mer, vaste et grise, paissant le matin calme à petit bruit, comme une bête derrière la porte qui broute, la tête basse, et tire parfois sur sa chaîne en allongeant le cou.
Les Grèves de Lilia s’accrochaient au revers de la dune, qu’avaient fixée ici des joncs aux racines griffues, et ces chardons des sables qui portent pour fleurs les coquilles de minuscules escargots. Les maisons de la partie haute s’étalaient en espalier sur la pente de sable, et prenaient ce qu’elles pouvaient de clarté plus que de tiédeur au soleil froid. C’était un minuscule village d’une trentaine de maisons, logé derrière l’écran du sable comme les nids de terre sèche qui s’alignent sous l’auvent du toit, et plus isolé, plus bercé par l’espace vide, par les grands vents qu’une colonie d’oiseaux.
Quand on venait de la plaine, on pénétrait d’abord dans un dédale de très petits enclos, les uns gagnés sur le sol tourbeux de la plaine, et entourés de fossés que l’eau brunâtre emplissait jusqu’au bord, les autres tapissés par le sable qui coulait de la dune et fermés de haies d’épines. Les maisonnettes s’élevaient derrière, faites de torchis appliqué sur des clayonnages de joncs et crépi de chaux ; des bottes de roseaux qu’on coupait dans les marais tout proches recouvraient les toits. À peu de distance du village, sur la droite, un étier où s’égouttaient les marais perçait l’écran des dunes, bordé à marée basse d’une bande de vase où on tirait les barques à sec. Quand on montait sur la crête de la dune, par un jour clair, on voyait, autour de ce petit terrier des sables, s’étendre au nord la mer grise, au sud la plaine sans arbres, coupée de marais et de chenaux et noyée peu à peu dans ses lointains sous une brume de soleil mouillé. À l’est, à l’ouest, la chaîne des dunes, sous les guillochures d’ombre de ses oyats plaqués comme les touffes du sourcil – son sable vif hersé par le vent contre le bleu froid, d’une pulvérulence de loin douce à l’œil et pulpeuse comme la sciure de bois fraîche – courait aussi loin que portait le regard sans une trace de vie, bordée d’un lé de plage court et déclivé. L’air était merveilleusement vif et cru ; le corps ici se frottait non à l’eau et à la terre molle mais à leur seule efflorescence pure et mordante : le sel et le sable – dans la friction rude et salubre et la gerçure du grand vent claquant, tout le jour on croyait marcher nu.
Julien Gracq, Les Terres du couchant, Paris, Corti, 2014, p. 96-98