La maison, ses rêveries, sa solitude
Ici, en effet, nous touchons une réciproque dont nous devrons explorer les images : tout espace vraiment habité porte l’essence de la notion de maison. Nous verrons, dans le cours de notre ouvrage, comment l’imagination travaille dans ce sens quand l’être a trouvé le moindre abri : nous verrons l’imagination construire des « murs » avec des ombres impalpables, se réconforter avec des illusions de protection – ou, inversement trembler derrière des murs épais, douter des plus solides remparts. Bref, dans la plus interminable des dialectiques, l’être abrité sensibilise les limites de son abri. Il vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée et les songes.
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Dans ces conditions, si l’on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix. Il n’y a pas que les pensées et les expériences qui sanctionnent les valeurs humaines. A la rêverie appartiennent des valeurs qui marquent l’homme en sa profondeur. La rêverie a même un privilège d’autovalorisation. Elle jouit directement de son être. Alors, les lieux où l’on a vécu la rêverie se restituent d’eux-mêmes dans une nouvelle rêverie. C’est parce que les souvenirs des anciennes demeures sont revécus comme des rêveries que les demeures du passé sont en nous impérissables.
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Alors, face à ces solitudes, le topo-analyste interroge : La chambre était-elle grande ? Le grenier était-il encombré ? Le coin était-il chaud ? Et d’où venait la lumière ? Comment aussi, dans ces espaces, l’être connaissait-il le silence ? Comment savourait-il les silences si spéciaux des gîtes divers de la rêverie solitaire ?
Ici l’espace est tout, car le temps n’anime plus la mémoire. La mémoire – chose étrange ! – n’enregistre pas la durée concrète, la durée au sens bergsonien. On ne peut revivre les durées abolies. On ne peut que les penser, que les penser sur la ligne d’un temps abstrait privé de toute épaisseur. C’est par l’espace, c’est dans l’espace que nous trouvons les beaux fossiles de durée concrétisés par de longs séjours. L’inconscient séjourne. Les souvenirs sont immobiles, d’autant plus solides qu’ils sont mieux spatialisés. Localiser un souvenir dans le temps n’est qu’un souci de biographe et ne correspond guère qu’à une sorte d’histoire externe, une histoire pour l’usage externe, à communiquer aux autres. Plus profonde que la biographie, l’herméneutique doit déterminer les centres de destin, en débarrassant l’histoire de son tissu temporel conjonctif sans action sur notre destin. Plus urgente que la détermination des dates est, pour la connaissance de l’intimité, la localisation dans les espaces de notre intimité.
La psychanalyse met trop souvent les passions « dans le siècle ». En fait, les passions cuisent et recuisent dans la solitude. C’est enfermé dans sa solitude que l’être de passion prépare ses explosions ou ses exploits.
Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1957, pp.24-28.