La mort de Léon Deubel

Léon Deubel est mort de n’avoir pu s’adapter à son époque ; de n’avoir su s’asservir aux besognes qui assurent le pain quotidien et qu’il estimait injurieuses pour l’éminente dignité du poète. Il est mort pour n’avoir jamais regardé la vie qu’avec les yeux hallucinés du rêve. Il est toujours resté un enfant à la fois crédule et peureux, égaré parmi les roublardises actuelles, où sa simplicité, doublée d’imprévoyance et compliquée d’un orgueil ombrageux fut mise à rude épreuve. Il semblait un dormeur debout au milieu de gens très pratiques et très affairés. Lui, charpenté pour abattre de haute lutte tous les obstacles, il éludait les passages difficiles. Il tournait le dos à la vie afin d’être moins distrait de son songe intérieur. Il se leurrait de mots harmonieux, de rythme et de musique. Il a plongé si avant dans l’absolu qu’il a fini par ne plus discerner les nécessités et les contingences de la terre, le monde ni ses lois. Il s’est enveloppé d’une atmosphère irréelle et, réfractaire aux obligations communes, distant de tous, concentré en lui-même, il s’est immobilisé dans un fakirisme inquiétant. Et il a confondu avec la sérénité qu’il pensait avoir conquise son apathie sublime. Une seule chose était encore sa raison d’exister : son art. Et il estimait avoir bien rempli sa journée dès qu’il avait produit un beau vers.

Car il aimait d’un amour insensé et romanesque la poésie, il lui sacrifia tout ici-bas : famille, amitiés, l’argent quand il en eut, bien-être possible, joies charnelles et santé. Lorsqu’il n’eut plus rien à donner, il lui dévoua sa vie. À l’attitude que Léon Deubel avait adoptée, il n’y avait point d’autre issue que ceci : la mort ou la gloire, — ou la gloire au prix de la mort.

Léon Bocquet, L’Est Républicain, n°9449, 18 août 1913.

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