La nuit de Moscou

Ah dans ses propres pas que marcher est étrange

Comme tout a changé et comme rien ne change

Cette ville n’est plus la même après vingt ans

Et c’est toujours la même et c’est la même neige

Les étoiles des tours les longs murs le Manège

Mais la nuit n’est plus noire et j’ai les cheveux blancs

Je ne reconnais plus les endroits où je passe

Pouchkine a traversé depuis longtemps la place

Et maladroitement comme des mots écrits

Les grilles des jardins sur la candeur d’hiver

Semblent recopier pour les couples ses vers

Le long des boulevards faits pour la flânerie

Devant Tchaïkovski la rue est jaune et blanche

Décembre a souligné sa carrure et sa manche

À peine les frimas ont-ils poudré son front

Et le geste d’airain vient à jamais suspendre

Un air que la sculpture est seule pour entendre

Qu’un glissement de Zim pas même n’interrompt

Des sautoirs de clarté tracent les perspectives

L’ombre fuit sur les toits à cette heure tardive

Et multiple Babel à l’assaut du néant

Au-dessus du lacis familier des venelles

Des édifices blonds postés en sentinelle

Étoilent la ténèbre à leur front de géant

Ô maisons de rondins Auvents verts Palissades

Le voyageur ici reconnaît les façades

La cour où le dvornik alors fendait du bois

Le décor a gardé la même architecture

Mais tout y a changé d’échelle et de mesures

Jusqu’à l’homme de chair et le son de sa voix

Ici tout a grandi tout a changé de rôle

Les ponts mêmes ont pris de la largeur d’épaule

Pour passer par-dessus la nouvelle Moskva

Les quais majestueux dans la pierre l’escortent

La rivière est profonde aux vapeurs qu’elle porte

Et naturellement à la Volga s’en va

Moscou ne cesse pas de croître et de bâtir

Et comme sur son lit se retourne et s’étire

Une femme en rêvant qui trahit ses pensées

Et cherche en son sommeil de nouvelles amours

Moscou de tous côtés étend ses membres lourds

Par les chantiers échelonnés de ses chaussées

Elle tient dans ses bras qu’en tous sens elle allonge

L’avenir son amant l’avenir dans ses songes

Et d’où Napoléon Bonaparte l’a vue

Sur la Butte-aux-Moineaux aujourd’hui Monts Lénine

L’avenir son enfant lui rit et s’illumine

Dans l’Université porteuse de statues

Ici j’ai tant rêvé marchant de l’avenir

Qu’il me semblait parfois de lui me souvenir

Et ma fièvre prenait dans mes mains sa main nue

Il chantait avec moi les mêmes chansons folles

Je sentais son haleine et déjà nos paroles

Traduisaient sans effort les choses inconnues

Ici j’ai tant aimé la nuit et le silence

Tant de fois égaré mes pas comme une enfance

Tant de fois à plaisir j’ai perdu mon chemin

Tant de fois retrouvé mes fantômes en loques

Ombres de mon passé dans un pereoulok

Dont le nom m’échappait comme l’eau de la main

Que j’ai finalement au fond de ma rétine

Confondu ce qui vient et ce que j’imagine

Sans savoir que tout songe est le deuil d’aujourd’hui

Que l’homme voit la flamme et ne peut pas la dire

Et s’il ne se perd plus où nos yeux se perdirent

Plus tard par d’autres feux ses yeux seront séduits

L’histoire entre nos doigts file à telle vitesse

Que devant ce qui fut demain dira Qu’était-ce

Oublieux des refrains ou notre cœur s’est plu

Comment s’habituer à ce qui nous dépasse

Nous avons appelé notre cage l’espace

Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus

Pour borner l’existence à notre témoignage

En vain de nos tombeaux nous marquons les gagnages

La luzerne franchit la pierre et se déploie

Et nos miroirs polis auront à reconnaître

Non les flambeaux défunts mais ceux-là qui vont naître

Et non pas notre songe et non pas notre loi

Dans ce siècle où la guerre atteignait au solstice

Les hommes plus profonde et noire l’injustice

Vers l’étoile tournaient leurs yeux d’étonnement

Et j’étais parmi eux partageant leur colère

Croyant l’aube prochaine à toute ombre plus claire

A tout pas dans la nuit croyant au dénouement

Étoile on oubliait les douleurs et la crainte

Le minotaure à ce détour du labyrinthe

Étoile comme une eau dans notre aridité

Toi qu’on pouvait toucher en montant la colline

Étoile si lointaine étoile si voisine

Étoile sur la terre étoile à ma portée

Je mettais son contraire au lieu de toute chose

J’imaginais la vie et ses métamorphoses

Comme une féerie énorme et machinée

C’était un jardin bleu tintant comme un cristal

Où les pieds fabuleux marchaient sur des pétales

Et cependant les fleurs jamais n’étaient fanées

J’attendais un bonheur aussi grand que la mer

Et de l’aube au couchant couleur de la chimère

Un amour arraché de ses chaînes impies

Mais la réalité l’entend d’une autre oreille

Et c’est à sa façon qu’elle fait ses merveilles

Tant pis pour les rêveurs tant pis pour l’utopie

Le printemps s’il fleurit et l’homme enfin s’il change

Est-ce opération des elfes ou des anges

Ou lignes de la main pour les chiromancies

On sourira de nous comme de faux prophètes

Qui prirent l’horizon pour une immense fête

Sans voir les clous perçant les paumes du Messie

On sourira de nous pour le meilleur de l’âme

On sourira de nous d’avoir aimé la flamme

Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment

Et comme il est facile après coup de conclure

Contre la main brûlée en voyant sa brûlure

On sourira de nous pour notre dévouement

Quoi je me suis trompé cent mille fois de route

Vous chantez les vertus négatives du doute

Vous vantez les chemins que la prudence suit

Eh bien j’ai donc perdu ma vie et mes chaussures

Je suis dans le fossé je compte mes blessures

Je n’arriverai pas jusqu’au bout de la nuit

Qu’importe si la nuit à la fin se déchire

Et si l’aube en surgit qui la verra blanchir

Au plus noir du malheur j’entends le coq chanter

Je porte la victoire au cœur de mon désastre

Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres

Je porte le soleil dans mon obscurité

Louis Aragon, Le roman inachevé, « La nuit de Moscou », Paris, Gallimard, coll. « nrf », pp.229-234.

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