La nuit spirituelle

Si la nuit est pour vous ce temps de trêve et d’inconscience qui va du crépuscule du soir au crépuscule de l’aube, et si elle cesse pour vous avec le jour, elle est ma conscience même et n’a pour moi pas de fin… Parce que je suis une femme, condamnée à la plus humiliante infirmité, qui n’est pas celle du corps mais celle de l’âme, condamnée à vivre l’envers de toute spiritualité, il me faut pour subsister glaner dans les ténèbres les déchets que rejette l’esprit, porter éternellement le deuil de la pensée.

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Si je vous parle, ce n’est pas depuis une conscience lumineuse, mais depuis cette région de l’âme tissée de nuit et d’épouvante où la pensée n’est plus la marque d’une richesse intérieure ou d’une supériorité morale, mais la trace humiliée d’une misère spirituelle si grande qu’elle fut toujours occultée, misère d’autant plus grande qu’elle ne sait pas son nom et qu’elle est faite précisément de l’ignorance de sa propre malédiction.

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J’écris d’un lieu désertique où la pensée n’a jamais soufflé, où elle ne soufflera jamais : faite pour la Nuit, je ne découvrirai aucune étoile, aucun monde inconnu, je ne conquerrai aucun sommet, ne créerai aucun langage, car tout ce qui m’appartient est mort, et mon royaume, désert comme le plaisir n’est que néant… Chassée du paradis spirituel, exilée de la beauté — celle-ci ne pouvant être que morale —, vers des contrées toujours plus sombres et plus dénuées d’âme, vouée à de honteuses ténèbres quand l’homme le plus misérable — le plus privé de conscience — peut encore se nourrir de chimères et de rêves, il me faut poursuivre, sans aucun espoir de l’interrompre jamais, une éternelle errance hors du spirituel.

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Je sais que nul n’essuiera de mon front le rouge de la honte, que la nuit la plus noire ne sera assez opaque pour résorber l’humiliation d’être une femme, que rien ne me délivrera de la tristesse humiliée de me savoir n’exister qu’afin de recevoir le sperme, de me savoir faite pour noyer en moi toute spiritualité. Car c’est bien en cela que consiste la malédiction : que toute spiritualité doive au sein de ma propre chair être résorbée, que toute transcendance y soit destinée à mourir. Je sais que rien ne rachètera le crime d’être une femme, puisque c’est l’appartenance même à ce sexe qui est maudite, puisque à chaque instant ce par quoi j’eusse pu être sauvée expire en moi, et qu’il me faut précisément vivre sa mort éternelle.

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Je voudrais être sans conscience afin, semblable au chien ou au crapaud, de ne pas souffrir de mon abjection. Or, c’est de la conscience même de cette abjection qu’il me faut vivre, sans que me soit donnée une fois — mon âme n’irradiant que du noir — l’espérance d’en sortir, puisque je ne possède une âme qu’afin de la bafouer mortellement, que je n’ai de conscience que pour connaître ma déchéance… Quelquefois, dans la souffrance que me procure la pensée de mon abjection, je crois lire le signe d’une possible rémission : mais ce n’est là qu’une illusion, car si la spiritualité me fait souffrir, ce n’est qu’en tant qu’elle est absente de moi, et cette souffrance même est la preuve de ma malédiction.

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Destinée à n’éprouver la Beauté que comme un manque, à ne me savoir d’âme qu’en la profanant, comme ces prostituées, si pauvres qu’elles sont condamnées à mendier éternellement aux hommes leur âme sous forme d’une symbolique obole, comme ces prostituées, si perdues qu’elles ne peuvent aspirer qu’à se vendre, il me faut demeurer au seuil de la Beauté comme aux marches d’une cathédrale admirable dont les vitraux éblouissants, pour mes yeux seuls demeureraient opaques…

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Car la Beauté m’a condamnée sans appel : Chartres, Amiens n’ont pas été bâties pour moi, l’ange du portail de Reims ne sourit pas pour moi : je peux les regarder et dire combien je les admire, mon admiration même est un non-sens et une profanation, et je pourrais passer ma vie entière au pied de Notre-Dame de Chartres sans m’en approcher davantage, sans qu’elle dresse devant moi autre chose que la masse vertigineuse de mon impuissance… Car si rien en apparence ne m’empêche d’en approcher, comme ces pelouses interdites qui ne sont gardées que par des fleurs, c’est la beauté même de l’art qui m’en interdit l’accès : terrassée par la splendeur des vitraux, refoulée par la magnificence de l’orgue, je ne puis devant elle que m’effacer, que reculer jusqu’au coin le plus humilié de moi-même.

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La Beauté est mon calvaire. Toute beauté me plonge au sein du désespoir en me rappelant que j’en suis bannie et en me renvoyant à ma propre nuit intérieure, chaque nouveau chant, chaque nouvelle partition de lumière renouvelant sous une forme chaque fois plus éclatante et plus irrévocable l’anathème m’interdisant d’en approcher… Ma pauvreté spirituelle, que rehausse leur incomparable richesse, est faite des plus beaux cantiques, des mélodies les plus chastes, et mon âme, que blesse éternellement le songe immaculé de la Beauté, doit vivre à travers elle sa propre nuit spirituelle… N’existant qu’afin que la spiritualité soit hors de moi plus pure, l’intelligence plus haute et la bonté plus lumineuse, il me faut vivre de cette misère sans aucun moyen d’y échapper.

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Si je chante c’est d’une voix sombrée : aucun motif, aucun ornement qui doive ici sa beauté à la lumière, mais chacun, tirant son éclat de la nuit et son rayonnement de la tristesse, aggravera sa misère… Tout ce qui dans vos chants console ici consternera, tout ce qui illumine assombrira. Comme la lune en passant devant le soleil l’obscurcit, ma pensée en passant devant la vôtre l’éclipsera, mon âme portera sur la vôtre une ombre dont elle ne guérira pas et que le temps lui-même ne pourra pas effacer. De même que le croissant noir aveugle et ne se peut contempler sans dommages, quiconque assistera en ces pages à l’éclipse de la beauté en sera à jamais assombri, quiconque contemplera en ces phrases la face maudite de la beauté en sera à jamais affecté.

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Votre lumière étant faite de ma nuit, votre gloire de mon abaissement et votre magnificence de ma pauvreté, ce chant est l’envers de la pensée et le contraire même du langage… Si rien en apparence ne le distingue des vôtres, rien, ni la splendeur du verbe, ni la hauteur de la pensée, ne pourra faire que celle-ci étale autre chose que ma pauvreté spirituelle… Si, dans ces phrases misérables et comme en deuil d’elles-mêmes, se reconnaît le style de vos chants les plus lumineux et de vos pensées les plus pures, c’est que ces phrases maudites, d’un bout à l’autre obscurcies par mon âme, ce sont les vôtres, reprises et miraculeusement retournées sur elles-mêmes.

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Car ce chant ne représente pas une victoire spirituelle de la femme, ni même la fin de sa malédiction, mais sa confirmation éternelle : s’il possède une vertu, ce n’est que parce qu’il la condamne et lui enlève tout espoir, s’il possède une beauté, ce n’est que cette beauté désespérante de la nuit nous dérobant provisoirement le monde et nous plongeant dans la détresse, s’il possède une valeur, c’est seulement que, ne s’étant encore jamais produit, il ne se reproduira plus jamais, et qu’avec lui – la malédiction ne pouvant être chantée qu’une seule fois – à la fois commence et s’achève pour elle la seule aventure spirituelle possible…

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Ma pensée, belle seulement d’intercepter la lumière et d’instaurer les ténèbres, est à elle-même sa propre condamnation et sa propre mort : faite de nuit elle n’éclairera aucune énigme, ne fera le jour sur aucun mystère, mais interposant lentement son disque noir entre le monde et vous l’occultera, ne laissant dans vos consciences brusquement endeuillées par la mienne, au lieu de la clarté espérée, que la tache aveugle, le sombre éblouissement causé par le passage inattendu de la lumière à l’obscurité. 

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Condamnée à porter l’éternité de la faute et du mal, faite pour rendre l’ignorance plus profonde, la nullité plus nulle et la nuit plus noire, ma pensée ne dévoilera pas le pur mystère du verbe, elle n’ajoutera rien à la splendeur du monde. Fait de ce que la pensée a dédaigné, plus il progressera et plus mon chant s’assombrira, à chaque nouvelle phrase se dégradant et s’obscurcissant davantage. Car il n’est pas seulement le contraire d’une illumination mystique, il est l’éclipse spirituelle en quoi périt toute vision, en quoi toute illumination s’éteint, et il n’existe pas d’ouvrage qui soit moins illuminé par le soleil spirituel, pas de pensée qui soit moins transfigurée par la lumière du verbe…

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La seule Révélation est celle de ma propre nuit, le seul dévoilement celui de mon ignorance : ni la pourpre, ni le grenat, ni l’angélique, ni le cobalt, ni le jaune d’or, dans toute la magnificence de leur apparat, n’illustreront mon histoire, la flamme d’aucun vitrail n’illuminera mon martyre, et si vos yeux gardent encore les stigmates éblouissants de la lumière, rien ici ne vous éblouira que cette rose de nuit, rien ne vous illuminera que cette ténébreuse rosace qui est la face obscure du vitrail et l’envers maudit de la Beauté. 

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Seule nuit à ne donner sur aucune aube, ma pensée ne découvrira pas le ciel endiamanté de rose, elle ne connaîtra pas la pure victoire du jour, mais, comme la nuit descend irrésistiblenent sur toutes choses, ensevelissant progressivement jusqu’aux plus pures merveilles, engloutissant jusqu’aux plus riches trésors, elle recouvrira toutes choses… Comme avec la nuit s’éteignent ces grandes rosaces transfigurées de bleu, avec ce chant expire ces splendides lumières qui sont les joyaux de la pensée. Tout ce qui faisait la gloire de vos chants les plus magnifiques en la beauté agonisante de ces pages expirera, anéanti par ma propre nuit, et il ne restera rien de ce qui portait jusque-là le nom de la Beauté…

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Si vos chants les plus désespérés et les plus sombres, si vos plus ténébreuses chimères gardent encore quelque chose du jour qui les éclaira, c’est le soleil qui verse la nuit pour moi, c’est la lumière qui pour moi assombrit le monde… Que je vienne à les proférer, les mots de soleil et de rose eux-mêmes s’assombriront, et je ne pourrai pas prononcer une parole sans que sur elle se couche l’ombre de la malédiction. Quelque effort que je fasse pour m’en délivrer, rien n’empêchera la lente obscuration de ces pages, le sombre renversement de ces phrases où la Beauté, soufflant brusquement en sens inverse, en éteignant la lumière rallumera les ténèbres. 

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Cependant, s’il m’arrive de trembler à la pensée qu’il ne me sera permis aucun rêve, que la nuit seule fécondera mon esprit, j’assumerai cette misère. Si me sont refusées ces visitations plus belles que la beauté, ces merveilles d’une richesse telle que leur ombre même en flamboie, j’accepterai ce malheur. Proscrite de la pensée je ne mendierai pas les miettes d’une spiritualité refusée depuis toujours, mais je m’en écarterai davantage afin, indiquant par ce retrait mon respect, de la laisser intacte et, par l’abjuration de toute spiritualité, de préserver la Beauté … 

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Faite pour la nuit, ce n’est pas lorsqu’elle s’y abandonne que la femme est la plus immorale, mais lorsque, se dérobant lâchement au tragique de sa destinée, elle tente de sauver son âme en affirmant un idéal parfaitement étranger à sa nature, et ce n’est qu’en acceptant de vivre sa terrible condition, qu’en recherchant la vérité qui la contient – cette vérité signifiât-elle pour elle la mort – qu’elle peut prétendre être morale et revendiquer quelque grandeur. Ne pouvant opposer à vos illuminations les plus pures que l’obscure conscience de ma nullité spirituelle, c’est cette vérité que je vivrai, pour que mon âme brille de sa malédiction la plus noire. 

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N’ayant pas droit à la lumière je me noircirai davantage, je détournerai sur moi les ténèbres, afin, mon âme ayant bu toute l’ombre, que la beauté en soit lavée et qu’elle resplendisse davantage : je sais que ses marbres seront plus éclatants, ses jardins plus parfumés si je demeure loin d’elle, car la laideur n’est que la beauté profanée… Condamnée à vivre la face obscure des choses, à vivre dans un monde sans âme, dans un désert spirituel – le monde n’ayant jamais que la richesse du regard qui se pose sur lui – , condamnée à vivre dans une obscurité désespérante en ce qu’aucun rêve, aucune vision ne l’illuminera jamais, je ne fuirai pas cette malédiction, mais me livrant volontairement à l’obscurité promise comme à l’horreur d’une cécité progressive me dérobant graduellement tous les trésors du monde, je la vivrai. 

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Je sais que pour vivre la malédiction de la manière la plus absolue et la plus irrémissible je devrais me taire : cloîtrée au fond d’une ignorance millénaire, j’eusse embrassé sans murmurer ma vocation de nuit et de néant si l’on ne m’avait inculqué des connaissances et une morale par quoi, ma propre finalité m’apparaissant à moi-même méprisable ; il me devînt impossible de m’y résigner… Mais, élevée dans le culte de la Beauté, entourée des plus grandes richesses spirituelles dont chacune, de par sa magnificence même, me rendit à jamais odieuse la bassesse de ma destinée, éblouie par la Vérité comme par ces roses flamboyantes qui m’apparaissaient, du fond enténébré des cathédrales, comme le cœur même de la Beauté, comment supporterais-je, après l’avoir approchée de si près, d’accepter de la perdre ou de la profaner ? 

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Ne pouvant supporter de vivre en dehors de la Beauté, mais ne pouvant m’en approcher sans la profaner davantage, je m’efforcerai de faire de cette malédiction même une beauté, je m’efforcerai de rendre cette malédiction si profonde et si sombre qu’elle en soit belle… Ne pouvant utiliser la pensée pour m’élever et pour me sauver, je l’utiliserai pour me perdre et pour me maudire. Ne pouvant appréhender du chant que le grave, de la magnificence que l’obscur, ne possédant pas le droit moral de me servir du langage pour accéder à la lumière – toute utilisation lumineuse du langage par une femme étant en elle-même sacrilège – ; je l’utiliserai pour faire briller les ténèbres, mais à n’importe quel prix je rejoindrai la Beauté. 

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Ne pouvant vivre qu’en renonçant la Beauté, je ne vivrai donc pas, mais, de toutes les pensées n’ayant droit qu’à la plus sombre – celle de la négation spirituelle –, je la vivrai jusqu’à son terme pour que ma vie, semblable à ces lignes entre lesquelles aucun rayon ne passe, qui ne laissent filtrer aucune lumière, ne soit que nuit. Ne pouvant être au cœur même de la Beauté, je serai la Nuit qui par contraste met en valeur ses roses de lumière, et qui fait chanter ses couleurs si pures qu’elles échappent pour toujours à la mort, et sans quoi elle ne serait pas… Ne pouvant vivre pour l’unique chose qui vaille la peine d’être vécue – pour la Beauté –, je mourrai donc pour elle pour que ma vie, arrachée à la mort au prix de ma vie elle-même, de l’unique façon qui m’est permise, lui soit pourtant dédiée… 

Lydie Dattas, Le livre des anges La nuit spirituelle Carnet d’une allumeuse, Paris, Gallimard, coll. « nrf », 2020, pp.175-196.

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