L’araignesse et les araignons

« Force, force, elles n’ont que ce mot à la bouche. Force qu’est-ce enfin de compte sinon le vieux pouvoir d’assommer le copain préhistorique au coin de la forêt vierge d’il y a cent mille ans ? Force, pouvoir de tuer. Oui, je sais, je l’ai dit, je le répète et je le répéterai jusqu’à mon lit de mort ! Lisez, les annonces de ces demoiselles de bonne famille, présentant bien, avec espérances directes et prochaines, comme elles disent. Lisez et vous verrez qu’elles veulent un monsieur non seulement aussi long que possible, mais encore énergique, ayant du caractère, et elles font des yeux émerveillés, comme si c’était beau et grand alors qu’en réalité c’est répugnant. Du caractère ! s’écria-t-il avec douleur. Du caractère, elles l’avouent ! Elles avouent, les angéliques effrontées, qu’il leur faut un cher fort et silencieux, avec chewing-gum et menton volontaire, un costaud, un viril, un coq prétentieux ayant toujours raison, un ferme en ses propos, un tenace et implacable sans cœur, un capable de nuire, en fin de compte un capable de meurtre ! Caractère n’étant ici que le substitut de force physique, et l’homme de caractère un produit de remplacement, l’ersatz civilisé du gorille. Le gorille, toujours le gorille !

« Elles protestent et s’écrient que je les calomnie puisqu’elles veulent que ce gorille soit en même temps moral ! Ce gorille viandu et costaud et ayant du caractère, c’est-à-dire tueur virtuel, elles exigent en effet qu’il dise des paroles nobles, qu’il leur parle de Dieu, et qu’ils lisent la Bible ensemble, le soir, avant de se coucher. Alibi et comble de la perversité ! Ainsi, ces rusées peuvent en toute paix chérir la large poitrine et les poings frappeurs et les yeux froids et la pipe ! Pieds de porc recouverts de crème fouettée et gigots ornés de fleurs et dentelles de papier comme aux devantures des boucheries ! Fausse monnaie toujours et partout ! Et qu’au lieu de cent quatre-vingts centimètres on dise beau ou ayant de la prestance ou, dans les annonces, présentant bien ! Et qu’au lieu de redoutable et de sale type aux yeux froids qui lui fasse délicieusement peur on dise énergique, ayant du caractère ! Et qu’au lieu de riche et classe dirigeante on dise distingué et cultivé ! Et qu’au lieu de peur de la mort et désir égoïste que le cher petit nombril dure toujours, on dise esprit, au-delà, vie éternelle ! Vous me détestez, je le sais. Tant pis et gloire à la vérité !

« Rien à faire, paléolithiques, elles sont paléolithiques, descendantes des femelles au front bas qui suivaient humblement le mâle trapu et sa hache de pierre ! Je n’ai pas l’impression qu’une seule femme ait été amoureuse du grand Christ, au temps où il vivait homme aux yeux tristes. Pas assez viril, miaulaient les demoiselles de Galilée. Elles devaient lui reprocher de tendre l’autre joue. Par contre, elles étaient bouches béantes et yeux démesurés devant les centurions romains aux énormes mentons. Ô leur admiration qui me fait mal pour elles, leur odieuse admiration pour un Martin Eden silencieux et moral, spécialiste du direct à la mâchoire.

« Ô horreur de mes amours de jeunesse, et j’enrageais d’être aimé pour les machineries animales de virilité qu’elles me forçaient de faire, qu’elles attendaient de moi. Bref, d’être aimé pour tout ce qui chez l’odieux coq plaît à la sotte poule. Pour leur plaire, je faisais donc l’insolent que je n’étais pas, l’homme fort que je n’étais certes pas, Dieu soit loué. Mais elles aimaient cela, et moi j’avais honte, mais quoi j’avais besoin de leur amour, si mal né qu’il fût. 

« Fort, fort, elles n’ont que ce mot à la bouche. Comme elles ont pu m’en casser les oreilles ! Toi, tu es fort, me disaient-elles, et j’avais honte. Une d’elles plus excitée et plus femelle, me disait même Toi, tu es un fort. Ce qui faisait plus fort encore et me rangeait dans la catégorie divine des grands gorilles. De honte et de dégoût, j’en avais mal aux dents, honte de cette bestialité, et envie de lui hurler que j’étais l’homme le plus faible de la terre. Mais alors elle m’aurait lâché. Or j’avais besoin de sa tendresse, cette tendresse qu’elles ne donnent que si elles sont en passion, cette maternité divine des femmes en amour. Alors, pour avoir cette tendresse qui seule m’importait, j’achetais sa passion en faisant le gorille et, la honte au cœur, je virevoltais avec énergie, je m’asseyais avec certitude je croisais les jambes à l’extrême limite de l’arrogance et j’argumentais brièvement, en dominateur.

« Toutes ces gorilleries, alors que j’aurais tant aimé qu’elle vienne s’asseoir auprès de mon lit, elle dans un fauteuil ; moi couché et lui tenant la main ou le bas de la jupe, et elle me chantant une berceuse. Mais non, il fallait faire le volontaire et le dangereux, et tout le temps avoir du caractère, et tout le temps virevolter, et me sentir ridicule, ridiculisé par leur admiration. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je dis ces choses. Cette tendresse, j’aurais tant aimé la recevoir des hommes, avoir un ami, l’embrasser lorsqu’il arrive, rester à causer avec lui tard dans la nuit et même jusqu’à l’aurore. Mais les hommes ne m’aiment pas, je les gêne, ils se méfient, je n’en suis pas, ils me sentent seul. Alors, cette tendresse, il m’a bien fallu la chercher là où on la donne. »

Debout devant la glace de la cheminée, il ôta son monocle noir examina la cicatrice de sa paupière, se demanda s’il brûlerait ses trente mille dollars devant l’Amalcélite pour lui apprendre à vivre. Non, préférable de les brûler tout seul, un de ces soirs, pour le plaisir après avoir couvert ses épaules de la longue soie rituelle, ennoblie de franges et barrée de bleu, sa tente et sa patrie. Il virevolta, s’approcha de la fille des Gentils, belle aux longs cils recourbés, qui le recourbait, muette, tenant parole.

– Comme elles ont pu me faire souffrir depuis vingt ans avec leurs babouineries ! Babouineries, répéta-t-il, envoûté par le mot, soudain hébété devant la cage d’un zoo. Regardez le babouin dans sa cage, regardez-le qui fait de la virilité pour plaire à sa babouine, regardez-le qui se tape de grands coups sur la poitrine, qui fait des bruits de tam-tam et marche la tête haute, en colonel parachutiste. (Il arpenta le salon, martela sa poitrine pour faire babouin. Tête haute, il était élégant et naïf, jeune et gai.) Ensuite, il secoue les barreaux de la cage et la babouine fondue et charmée trouve que c’est un fort, un affirmatif, qu’il a du caractère, qu’on peut compter sur lui. Et plus il secoue les barreaux et plus elle sent qu’il a une belle âme, qu’il est propre _ moralement, chevaleresque, loyal, un babouin d’honneur. Bref, l’intuition féminine. Alors, la babouine, émerveillée s’approche en remuant le derrière, elles tiennent toutes, même les vertueuses, à beaucoup le montrer, d’où jupes étroites, et elle demande timidement au babouin, les yeux chastement baissés Aimez-vous Bach ? Naturellement, il déteste Bach, ce robot sans cœur et géomètre mécanique à développements, mais pour se faire bien voir et montrer qu’il a une belle âme et qu’il est d’un milieu babouin distingué, le malheureux est bien obligé de dire qu’il adore cet embêteur et sa musique pour scieurs de long. Vous êtes choquée ? Moi aussi. Alors, les yeux toujours baissés, la babouine dit d’une voix douce et pénétrée Bach nous rapproche de Dieu n’est-ce pas ? Comme je suis heureuse que nous ayons les mêmes goûts. Ça commence toujours par les goûts communs. Oui, Bach, Mozart, Dieu, elles commencent toujours par ça. Ça fait conversation honnête alibi moral. Et quinze jours plus tard, trapèze volant dans le lit.

« Donc la babouine continue sa conversation élevée avec son sympathique babouin, ravie de constater qu’en tout il pense comme elle, sculpture, peinture, littérature, nature, culture. J’aime beaucoup aussi les danses populaires, dit-elle en ensuite en lui décochant une œillade. Et qu’est-ce que c’est, danses populaires et pourquoi les aiment-elles tant ? (Il était si pressé de dire et de convaincre que ses phrases s’entrechoquaient incorrectes.) Danses populaires, c’est gaillards remuant fort et montrant ainsi qu’ils sont infatigables et sauront creuser dur et longtemps. Bien sûr, elles n’avoueront pas le motif de leur délectation, et une fois de plus elles recouvriront avec des mots distingués, et elles te raconteront que ce qui leur plaît dans ces danses, c’est le folklore, les traditions, la patrie, les maréchaux de France, la chère paysannerie, la joie de vivre, la vitalité. Vitalité dans l’œil de leur sœur ! On sait ce que signifie vitalité en fin de compte, et Michaël expliquerait cela mieux que moi. 

« Mais voilà qu’un babouin plus long est introduit dans la cage et frappe plus gaillardement sa poitrine, un vrai tonnerre. Alors, l’admiré de tout à l’heure ne pipe mot car il est moins long et moins frappeur. Il abdique et en hommage au grand babouin il prend à quatre pattes la posture femelle en signe de vassalité, ce qui dégoûte la babouine qui le hait aussitôt d’une haine mortelle. Tout à l’heure, votre mari pendant les silences, son continuel sourire séduit, sa salive aspirée avec distinction et humilité. Ou, pendant que je parlais, son dos plié en deux pour plus d’attention. Tout cela c’était aussi un hommage de féminité au pouvoir de nuire, dont la capacité de meurtre est l’ultime racine, répété-je une fois de plus. Idem, les sourires virginaux et attendris, quasiment amoureux, lorsque le roi pose la première pierre ! Idem, les rires adorants qui saluent un mot d’esprit, pas drôle du tout, d’un important ! Idem, le respect ignoble de l’attaché de cabinet buvardant avec délicatesse et scrupule la signature de son ministre au bas du traité de paix ! Oh, ce duo continuel parmi les êtres humains, cet écœurant refrain babouin. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Je suis plus que toi. Je sais que je suis moins que vous. Et ainsi de suite, toujours, partout. Babouins, tous ! Oui, j’ai déjà dit cela tout à l’heure, votre mari, les rires adorants, les attachés du cabinet. Excusez-moi, tous ces petits babouins me rendent fou, j’en trouve à tous les coins, en posture d’amour !

« Et tout comme moi en ce moment, le grand babouin de la cage parle fort, avec des gestes de vitalité, parle en maître à la babouine qui le contemple avec des yeux émerveillés. Il a du charme, dit-elle tout bas à une vieille copine babouine qui s’évente, il a un sourire si doux, je sens qu’il doit être très bon au fond. Et les araignées ! Connaissez-vous les mœurs des araignées ? Elles exigent que le mari prouve sa force en faisant des bonds ! Ainsi. (A pieds joints, il sauta par-dessus la table. Honteux et se sentant ridicule, il alluma une cigarette, en expira furieusement la fumée.) Authentique, je peux vous montrer le livre. Et si le mari ne fait pas des bonds et ne tourbillonne pas tout le temps, rien à faire, l’âme de l’araignesse se détache de lui, et elle file aussitôt vers la mer avec un araignon tout neuf qui, n’étant en amour que-depuis quelques jours, cabriole et pirouette que c’est un plaisir. C’est un araignon nègre ! Car sachez qu’elles adorent les nègres, mais c’est un secret qu’elles se chuchotent entre elles, la nuit au clair de lune, loin de leur blanc. Et alors, devant la mer soyeuse et bruissante, le malheureux doit faire des bonds de cinq, six et même sept centimètres, ce qui fait qu’elle l’adore ! » 

Il s’arrêta lui fit un bon sourire car il savourait ses araignées, avait oublié le troisième espace intercostal. De plaisir, il lança haut sa cravate de commandeur, la rattrapa au vol.

– Mais soudain tragédie ! Un troisième araignon rapplique et fait encore plus de sautillés que le nègre ! Alors, l’araignesse se dit que l’araignon de miracle, l’araignon de toute l’âme, est enfin arrivé ! Divorce ! Troisième mariage ! Départ ivre vers une nouvelle mer avec le nouvel araignon ! Lune de miel à Venise où l’idiote se gargarise à tire-larigot devant des pierres et des couleurs, se félicitant d’être hartiste et clignant des yeux pour mieux se pénétrer de ce pan de jaune génial dans le coin du tableau et y voir mille merveilles cependant que passe auprès d’elle un pensionnat de génisses en transhumance esthétique, et ce séjour à Venise marche bien parce que poésie, et poésie parce que billets de banque beaucoup et appartement dans le palace le plus cher.

« Mais comme au bout de six semaines le pauvre troisième mari bondit beaucoup moins, qu’il est flapi et conjugal, qu’il en a un peu marre du physiologique et pense de nouveau au social et à reprendre son travail et à inviter les van Vries et qu’il parle de son avancement et de ses rhumatismes, elle comprend soudain, avec beaucoup d’élévation, qu’elle s’est trompée. Ça ne manque jamais, le coup de s’être trompée. Alors elle décide d’aller lui parler en grande noblesse et, pour faire solennel, elle se colle un haut turban doré sur la tête. Cher troisième araignon, lui dit l’araignesse en joignant ses petites pattes velues, soyons dignes l’un de l’autre et quittons-nous noblement, sans vaines récriminations. Ne souillons pas d’une inutile injure le noble souvenir des bonheurs révolus. Je te dois la vérité, et la vérité, cher, est que je ne t’aime plus. Ça ne manque jamais non plus, le coup de je ne t’aime plus. Feindre serait bassesse, poursuit-elle. Que veux-tu, cher, je me suis trompée. De toute mon âme, j’avais cru que tu serais l’araignon éternel. Hélas ! Sache en effet qu’un quatrième araignon est devenu important dans ma vie. Elles adorent dire important dans ma vie qui fait plus noble que coucher avec. Et elle continue, la mignonne, avec des sentiments de plus en plus élevés. Vois-tu, je l’aime de toute mon âme car il est l’araignon des araignons, une âme d’élite et un caractère moral de tout premier ordre. C’est Dieu qui l’a mis sur mon chemin. Ah, comme je souffre, car le coup que je te porte est sans doute mortel ! Mais que faire ? Je ne puis vivre que dans la vérité et ne saurais mentir, ma bouche comme mon âme devant rester pures. Adieu donc, cher, et pense quelquefois à ta petite Antinéa. Ou encore, elle lui propose, en fin de discours, une dernière coucherie comme preuve d’affection sincère et pour lui laisser un beau souvenir. Mais le plus souvent, en conclusion, c’est le Sois fort et demeurons amis. 

Albert Cohen, Belle du seigneur, Paris, Gallimard, folio, 1968, pp.410-417.

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