Le génial écrivain
De plus, Karmazinov lisait d’un ton condescendant, comme s’il nous faisait une grâce, ce qui devait froisser notre public. Quant au sujet… mais qui aurait pu le comprendre, ce sujet ? Il s’agissait de certaines impressions, de certains souvenirs. Mais à propos de quoi ? Les gens eurent beau froncer les sourcils et se creuser la cervelle pendant la première partie de l’histoire, ils ne saisirent rien ; aussi n’écouta-t-on la seconde partie que par pure politesse. Il est vrai qu’il y était beaucoup question d’amour, de l’amour du génie pour je ne sais quelle jeune personne. J’avoue que cela parut un peu gênant. Le contraste était trop grand à mon avis entre la figure bedonnante du génial écrivain et le récit qu’il nous faisait de son premier baiser… Et ce qui était particulièrement vexant, c’est que cette histoire de baiser ne se passait pas comme chez tout le monde. Il faut absolument qu’il y ait des genêts autour (des genêts ou une autre plante sur laquelle on est obligé de se renseigner dans un ouvrage de botanique), et au ciel, un ton violet que jamais mortel n’a discerné, bien entendu : on l’a vu, mais on n’y a pas prêté attention, « tandis que moi je l’ai discernée, cette nuance, et je vous la décris, imbéciles que vous êtes, comme une chose toute simple ». L’arbre sous lequel s’est assis l’intéressant couple doit être d’une couleur orange. Les amants sont quelque part en Allemagne. Soudain, ils aperçoivent Pompée ou Cassius à la veille d’une bataille et sont glacés de ravissement. Une ondine pousse un cri derrière un buisson. Gluck se met à jouer du violon dans les roseaux ; et la pièce que joue Gluck est nommée en toutes lettres, mais comme nul ne la connaît, il faut ouvrir un dictionnaire musical pour se renseigner. Cependant, un brouillard s’élève, il s’épaissit ; il s’épaissit même tellement qu’il fait songer plutôt à un amoncellement d’édredons qu’à un brouillard. Et soudain tout disparaît et le grand homme se met en devoir de traverser la Volga au moment de la débâcle. Deux pages et demie de traversée ; il tombe à l’eau ; il se noie. Il va périr ? Jamais de la vie ! Tout cela c’était pour qu’au moment où le génie allait couler, il aperçût soudain un petit glaçon, un glaçon minuscule, mais pur et transparent comme une « larme gelée », et où se reflétait l’Allemagne ou plutôt le ciel de l’Allemagne. Et ce reflet irisé rappelle au grand homme cette même larme qui, tu t’en souviens, tomba de tes yeux quand nous étions assis sous l’arbre d’émeraude et que tu t’écriais pleine de joie : « Le crime n’existe pas ! » – « Oui, répondis-je à travers mes pleurs, mais alors il n’y a pas de justes non plus ! » Nous éclatâmes en sanglots et nous nous séparâmes pour toujours. » Elle va je ne sais où au bord de la mer, et lui, il se retire dans une caverne, à Moscou, sous la tour de Soukharev ; de cavernes en cavernes il descend toujours plus bas pendant trois ans et finit par apercevoir au sein de la terre une lampe devant laquelle se tient un ermite en prières ; l’écrivain s’approche d’une lucarne grillée et soudain il entend un soupir. Vous croyez que c’est l’ermite qui a soupiré ? Il s’agit bien de l’ermite ! Tout simplement ce soupir lui rappelle le premier soupir de la bien-aimée, trente-sept ans auparavant, « quand, t’en souviens-tu ? en Allemagne, nous étions assis sous un arbre d’agate et que tu m’as dit : « A quoi bon aimer ! regarde ces genêts autour de nous : quand ils seront secs je cesserai d’aimer. » » Ici le brouillard s’épaissit de nouveau, on voit apparaître Hoffmann, l’ondine siffle une mélodie de Chopin et soudain, au-dessus des toits de Rome, voilà que surgit du brouillard Ancus Marcius ceint de lauriers. « Un frisson d’extase nous secoua et nous nous dîmes adieu pour toujours », etc., etc. Il se peut que je n’aie pas reproduit tout à fait exactement ce bavardage, mais le sens, le caractère général furent bien tels. Et puis, d’où vient chez nos grands hommes cette passion honteuse pour les jongleries prétentieuses ? Les philosophes européens, les savants, les inventeurs, les travailleurs, les héros, tous ceux qui peinent et qui souffrent sont pour l’homme de génie russe quelque chose comme des domestiques. Il est le maître, et eux ils ne se présentent devant lui que le bonnet à la main et attendent ses ordres. Il est vrai qu’il traite de haut la Russie aussi et que rien ne lui est plus agréable que de proclamer la banqueroute complète de la Russie devant les grands esprits de l’Europe ; mais pour ce qui est de lui, de sa propre personne, c’est tout autre chose : il survole tous les grands esprits européens qui ne lui fournissent que matière à jongleries. Il s’empare de l’idée d’autrui, y joint son antithèse et le tour est joué. Le crime existe, le crime n’existe pas ; la vérité n’existe pas, il n’y a de justes ; athéisme, darwinisme, cloches de Moscou… Mais hélas ! il ne croit plus aux cloches de Moscou ! Rome, les lauriers… Mais il ne croit même plus aux lauriers… Ajoutez à cela l’obligatoire accès de byronisme, une grimace à la Heine, une phrase Pétchorine. Et vogue la galère !… « Mais surtout, louez-moi ! louez-moi ! Voilà ce qu’il me faut ! Quand j’annonce que je vais déposer la plume, ce n’est qu’une feinte. Attendez un peu, je vous assommerai encore trois cents fois, vous en aurez assez de me lire… »
Fédor Dostoïevski, Les Démons, trad. Boris de Schlœtzer, Paris, Gallimard, folio, 1974, pp.689-692.