Le huitième jour de la semaine

C’est dans l’abandon que l’on devient prince, et dans l’éclat de mourir que l’on découvre ce plus noble éclat de l’amour. Si la beauté d’un visage est poignante, c’est en raison de cette lumière qui le façonne à son insu, et dont l’éclat se confond avec celui de sa future disparition. Dans la noblesse de visages oublieux d’eux-mêmes, je n’ai jamais vu que l’évidence de cette clarté vers quoi tend chaque vie, sans la connaître : la beauté et la mort entretiennent un incessant commerce dans l’espace ouvert du visage, semblable au murmure de deux voisines, par-dessus la haie d’un jardin. Les traits de l’enfance – voués par leur perfection à un bref engloutissement – sont plus aigus que tous autres. Leur fraîcheur est le signe de leur perte. Le visage d’un enfant est une fleur offerte, promise à la faux qui lui donne sa brillance, brûlant l’air alentour. La fin est là, dès le début. Parfois on le voit parfois on ne voit plus que cette lumière qui secrètement altère le visage adoré. Ainsi devine-t-on où l’on va, et qui nous attend. Ainsi un visage – presque rien – s’impose-t-il à nous, dans l’extrême fugacité de sa gloire. L’amour de ce rien nous délivre un instant de l’insignifiance puis, très vite, on oublie. On retourne vers le monde. On oublie l’inoubliable : l’instinct, la beauté. La rosée des louanges. On ne voit plus combien tout nous ressemble, combien toutes choses sont faibles, comme nous, privées d’appui, comme nous, recevant tout de plein fouet, la vie, la mort, les fées et les loups. Comme nous. Elle est oubliée, la prudence enfantine qui faisait craindre la fin du paradis, l’heure d’aller se coucher. Elle n’est plus entendue, la demande inquiète au cœur des plus vieilles complaintes, mendiant encore un peu de temps, encore un peu de vie : je voudrais que la rose fût encore au rosier, et que mon ami Pierre fût encore à m’aimer. On oublie. On s’en va dans la forêt, on s’en va dans le monde qui ne serait rien si nous ne lui prêtions main-forte, nourrissant, au profond de nous, les chiens qui se disputent notre âme blanche. Ayant renoncé à la plus haute science – qui est science de l’enfance – nous avons perdu la force du clair, la vertu du simple. Nous manquons à notre vie. Nous manquons à tout. L’étrange est au fond que la grâce nous atteigne, quand tous nos efforts tendent à nous rendre inaccessibles. L’étrange est que – par la faveur d’une attente, d’un regard ou d’un rire nous accédions parfois à ce huitième jour de la semaine, qui ne commence et ne s’épuise en aucun temps. C’est dans l’espérance de telles choses que je vis, et c’est sous cette lumière que j’écris, goûtant à la beauté des jours qui s’en vont. Écrire, sans doute, est vain, et il n’est pas sûr que cela empêche la nuit de venir, pas sûr du tout, mais, somme toute, cela peut sembler aussi vain d’aimer, de chanter ou de cueillir les premières pervenches – pâles et tendres comme au sortir d’une longue maladie – pour les amener dans la chambre déserte. Je les regarde, j’écoute leur leçon : rien ne s’ouvre ainsi, que dans le centre obscur de l’oisiveté, que dans l’apparent remords d’une inutilité. J’écris, je n’écris pas. Je regarde celle qui s’éloigne en robe de mariée, éblouie de fatigue : l’enfant immédiat, la proie des ombres. Dans l’éternité de ce regard, plus qu’une seule pensée blanche, légère. Elle tombe, elle vole, elle va. Elle occupe à elle seule le ciel et la terre, semblable à ces fleurs du tilleul que la brise déporte, qui tournent sur elles-mêmes : dansant entre l’air et l’air, elles s’offrent en se refusant, elles ne touchent jamais le sol. Ainsi cette unique pensée d’une présence qui plus jamais ne nous ferait défaut, d’une beauté qui plus jamais ne souffrirait les offenses du soir, du mal, de la mort. À l’enfant qui me demanderait ce que c’est que la beauté – et ce ne pourrait être qu’un enfant car cet âge seul a le désir de l’éclair et l’inquiétude de l’essentiel – je répondrais ceci : est beau tout ce qui s’éloigne de nous, après nous avoir frôlés. Est beau le déséquilibre profond, le manque d’aplomb et de voix que cause en nous ce léger heurt d’une aile blanche. La beauté est l’ensemble de ces choses qui nous traversent et nous ignorent, aggravant soudain la légèreté de vivre. Je lui montrerais le ciel où les anges, en s’essuyant les mains dans un nuage, donnent une peinture de Turner, et je prendrais pour lui une poignée de cette terre, sur laquelle nous allons. Je lui dirais qu’un livre c’est comme une chanson, que ce n’est rien, que c’est pour dire tout ce qu’on ne sait pas dire, et je couperais pour lui une orange. La promenade se poursuivrait loin dans le soir. Dans le silence, nous découvririons enfin, lui et moi, la réponse à sa question. Dans l’immensité lumineuse d’un silence que les mots effleurent sans le troubler. 

Christian Bobin, Les différentes régions du ciel, « Le huitième jour de la semaine », Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2022, pp.234-236.

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