Le mou des pavés

Je présente mes deux éléphants à la serveuse. Quoiqu’elle nous fasse la tête, et à moi en particulier, elle nous apporte du vin rosé qui est, loin d’être cochon. On se met à ça avec conscience et détermination. J’entends dire et répéter que l’artiste n’a pas donné signe de vie depuis qu’il est parti ce matin. Je m’en tamponne le coquillard. Alors, pourquoi-est-ce que je le demande à chaque instant ? Qui le demande à chaque instant ? Toi. Vous. Mes deux éléphants et la serveuse me regardent en chien de faïence. Je crois que je les envoie faire foutre, et suit un petit moment de désordre et de confusion. Rien de grave parce que, tout de suite, j’ai la larme à l’œil et on est aux petits soins pour moi. Les éléphants me défoncent l’épaule à coups de tapes. Ils me donnent le mal de mer. Je sors précipitamment et je vomis. C’est ensuite une longue conversation amicale sur ceux qui tiennent le litre et ceux qui ne le tiennent pas. Je prétends que je le tiens mais qu’il ne faut pas m’agiter comme ils l’ont fait. Les éléphants prétendent qu’on peut les agiter comme des flacons de purge. Là-dessus je les bourre et pas de main morte. Ils prennent l’œil rêveur et ils font déjà des renvois comme des coffres. On nous vide comme des malpropres juste à temps et ils vont finir dans un coin de rue. Je remets ça à côté d’eux.

Tout de suite après, on est mieux. Nous décidons de nous saouler comme des hommes et pas comme des enfants. Il faudrait bien que je mange un morceau. Nous allons chez une mère Lantifle, dans une ruelle au fond d’une cour. Elle a de la soupe aux choux qui nous donne faim. On n’est pas plutôt attablé devant nos trois assiettes que je parle, mon cœur se fond. 

Il est difficile d’être un monde tout seul. Il y a des jours où j’y arrive. Ce soir, il me semble que je n’y arriverai jamais plus. 

Les éléphants sont inquiets. Je leur raconte l’histoire d’un copain magnifique, affectueux et fidèle et tout, qui se ferait couper en quatre pour moi. Toutes les qualités que je trouve, je les lui donne. Et je cite des faits où il a été courageux, honnête, sensible, prévenant, dévoué. A mesure que je parle, mon cœur se fond. 

Les éléphants en bavent. Je dois dire qu’ils en ont abandonné leur soupe aux choux. Ils m’accablent de questions. Comment est-il ? Je le leur dis. Quand je parle de la guitare ils n’osent plus souffler. Je leur raconte le coup des cartes. J’en rajoute de tout mon cœur. Ça va mal.

Brusquement, je ne dis plus rien car je sens très nettement que le fameux copain dont je parle est en réalité le plus beau salaud que la terre ait jamais porté : la vache finie, voleur, menteur, égoïste, la saloperie incarnée, capable de tromper père et mère, de se vautrer dans la merde avec la joie d’une truie. J’en rajoute tant que je peux. J’ai beau en rajouter, il me manque.

On décide un truc héroïque. On va le chercher. D’abord ici. On va passer le patelin au crible. Si on ne le trouve, nous voilà partis. On fait les projets les plus sensationnels. On calcule que, s’il a foutu le camp ce matin, à quatre kilomètres à l’heure, ça fait tant. Tenant compte qu’il a dû s’arrêter une fois ou deux et qu’à l’heure qu’il est il doit en écraser dans quelque piaule, c’est facile ; si on se mêle de vouloir le rattraper, on le rattrapera. Les éléphants annoncent qu’ils font facilement sept kilomètres à l’heure. Je dis que c’est beaucoup. Ils disent oui avec modestie mais qu’ils les font. D’ailleurs, moi aussi. Et je fais mieux. Dans le cas qui nous occupe, je suis capable de faire dix kilomètres à l’heure. Ça leur paraît un peu plus difficile à digérer. Alors, je les engueule. Ça me soulage. Je les traite de tous les noms. Ils en restent baba. Moi aussi. Je me sais capable de beaucoup de choses mais ce que je leur sors m’épate quand même un tout petit peu. Je leur dis : « J’ai su qui tu étais dès le premier jour. Tu es un petit fumier. L’amitié ? Tu crois que je marche ? J’ai vu clair vingt ans avant toi. Sais-tu où j’en suis ? A ce que le toc me suffit amplement. J’achète du toc. J’en suis là. Je me goberge avec du toc. Je me suis payé du toc les yeux ouverts. Fais ton compte, fumier. C’est toi qui en es de ta poche. » 

Ils sont moins saouls que je croyais. Ils font ceux qui regardent ailleurs. Ils savent ce que c’est d’en avoir gros sur le cœur. Ils me répondent qu’ils ne comprennent rien à ce que je raconte, que de toute façon on a assez mariné ici dedans où ça pue le chou et qu’on va prendre l’air. 

Le dehors me dessaoule. Je leur dis : « Ne faites pas attention à mes histoires, c’est le vin qui sort. » Ils sont de cet avis et en même temps d’un autre : ce serait qu’il est temps de commencer à se cuiter sérieusement. 

On s’y met. On attaque les petits verres. On les fait défiler. Ça descend comme à Gravelotte. On fait le bourg du haut en bas et en travers. Il n’y a pas un bistrot et pas un tabac qui peut se vanter de nous passer sous le nez. On fait même les petits bouis-bouis qui sont dans les impasses, sous des porches, au fond des cours où bêlent les chèvres. A un moment donné, on échoue chez une sorte de couturière à la noix qui nous débite un marc ignoble sur la tablette de sa machine à coudre… On n’est pas foutu de dire ni pourquoi on est là ni comment on y est venu. Ni comment on en sort. 

De temps en temps on croise un boulevard avec de grands arbres plus noirs que la nuit. Et où rien ne se passe. Rien. Le vent est dégueulasse avec son truc de foin et de feuilles qu’il traîne pour faire le malin. Nous savons très bien les deux copains et moi, de quoi il s’agit, dans la vie courante. Nous passons sous des réverbères et je vois que nous avons de sales gueules qui ne rient pas. Nous entrons dans les maisons particulières où mes deux types ont censément des amis. Il est tard et tout le monde est couché. Mais, dès que nous frappons à la porte et qu’on voit dans quel état nous sommes, on se lève, on nous ouvre, on nous fait entrer dans la cuisine, on nous sert, debout, de petits verres de marc les uns sur les autres et on nous demande un bon prix. Après, on manœuvre pour nous foutre dehors ; et on y arrive toujours. Nous allons de maison en maison et de bistrot en bistrot. Nous espérons quoi ? 

J’ai maintenant ma grande forme. Je suis réveillé de la tête aux pieds. Je serais capable de compter les plumes d’un édredon en un clin d’œil. Je sens le mou des pavés et je m’accoude sur le vent. Il n’est plus nécessaire vde rester fermement debout ; je vis très bien en oblique.

Nous nous prenons gravement à cœur. C’est le moment où le jeu en vaut la chandelle. Rien de plus épatant que de marcher avec la vitesse acquise, en se foutant du tiers comme du quart. On est quelqu’un. 

On est venu dix fois dans ce bistrot. On y retourne et, cette fois, la porte du fond est ouverte. Il y a du grabuge, là-bas, dans l’arrière-boutique. Tu parles, si on va rater l’occasion de se montrer. On s’avance tous les trois et, ma foi, le spectacle nous plaît beaucoup. Ce sont des types qui se battent ou, plutôt, qui sont en train d’en tabasser un. Et celui-là, c’est l’artiste : en chair et en os ! J’avoue que, pendant la seconde où je le reconnais je suis content du marron qu’il est en train de prendre en pleine poire. La seconde d’après, je suis déjà à côté de lui et je l’ai fourré derrière mon dos où il se tient peinard. Le roi n’est pas mon cousin. On est tombé drôlement à pic. 

Je dois recevoir un coup de poing. Il me semble. Je n’en suis pas sûr. Le côté qui fait face aux types en colère est en acier et je ne sens rien. C’est le côté contre lequel l’artiste se colle qui est sensible. Je sens ses mains qui sont agrippées à ma veste. 

Je suis trop au-dessus des manigances terrestres actuellement, pour m’occuper de recevoir ou de tendre des coups de poing. Je repousse simplement les énergumènes et je parle. Je parle même assez fort et certainement très bien. Ça continue à jeter de l’eau sur le feu. J’ai à peine besoin de faire rebondir un des plus acharnés qui a l’air d’en vouloir un peu plus. 

Ce qui contribue aussi à nous donner du poil de la bête ce sont mes deux éléphants. Ils sont ravis de l’intermède et eux, ils le prennent de haut ; c’est le cas de le dire. Ils ont flanqué leurs grandes pattes dans la bouillabaisse. Je vois deux ou trois zèbres qui en sont désarçonnés et qui se secouent les oreilles. 

Il est maintenant question de s’expliquer avec la parole que Dieu nous a donnée. Tout le monde parle à la fois. J’en profite pour jeter un coup d’œil à l’artiste. Il est vert et il saigne du nez. Je suis aux anges. Je lui dis : « Alors, connard ? » Mais très gentiment. Il est collé à moi comme un pou. Il donnerait maintenant la terre entière pour que je reste son parapluie. C’est une nuit du tonnerre ! 

Il y a malgré tout là-dedans, sans compter l’artiste, mes deux éléphants et moi-même, neuf zèbres très excités. On ne voit que des moustaches, des barbes et des bouches ouvertes. Tout ça gueule et montre les dents. J’en repère deux ou trois très malabars. Le reste, c’est du garçon coiffeur ; ça a trente centimètres de haut et ça pèse dans les quarante kilos. Ça jappe, mais s’il s’agissait de se mettre vraiment au boulot, ça sauterait par la fenêtre. Les malabars, pardon et minute, c’est un tout autre tabac. Et même, ils sont quatre. 

Voilà la situation. Je montre mon côté beurre et fromage. Je fais l’œil doux, je parle souple. Quel dommage que je n’aie pas ma belle barbe ! Dans ces occasions-là elle me sert bien. Je fais cependant bon effet. Et surtout avec un coup sec que je donne au petit roquet qui revient tout le temps à l’attaque. Il se le tient pour dit et même ses collègues l’asticotent. Il tombe assis sur la banquette (ils ne s’en sont pas doutés mais je l’ai sérieusement sonné en dessous de la ceinture. Il a en pour un quart d’heure à reprendre 1a respiration. Ça ne lui fera vraiment mal que demain matin). Nous avons le temps de voir venir. En tout, ça ne fait plus que huit. 

De quoi s’agit-il ? Il serait temps de le savoir. On ne tombe pas à neuf ou dix sur un pauvre bougre. Ça ne se fait pas. D’autant plus que c’est mon copain. Si on a quelque chose à dire, qu’on le dise. On est là, maintenant pour s’expliquer. Allez-y. 

C’est un ramadan de tous les diables. Ils ont tous quelque chose à lui reprocher. Il ressort de la conversation (si on peut dire) que c’est un tricheur. Est-ce qu’on a des preuves ? Des preuves ! Ils s’étranglent. Des preuves ! Ils ne savent plus quoi faire de leur salive. Ils crachent comme des phoques. Des preuves ! Oui, je sais. 

Il est arrivé ici, disent-ils, ce matin et il n’a plus démarré de faire des pokers tout le jour. (Je bois du lait. Poussière, le poker.) Demandez-lui un peu combien il gagne. Il en est sorti, des plumés, de cette pièce. Maintenant, il y en a marre. Il a fait les paquets. On l’a vu. Il va cracher ou alors il y passe. Et on me dit de me sortir de là. Naturellement pas pour un empire. Je mouche encore un garçon coiffeur qui s’intéressait à mon gilet d’un peu trop près et je conseille :  « Doucement les basses ! »

Alors, un des malabars d’en face prend l’affaire en main. Il me demande qui je suis et il ajoute qu’il s’en fout. Que si ce type-là est mon copain c’est une vache et qu’il s’en fout. Et qu’il s’en fout tellement que, lui, tel que je le vois et ces deux autres (des gros) sont descendus exprès de Saint-Crépin pour foutre une tournée à la vache qui se cache derrière moi. Parce que, dit-il, il y a quarante-huit heures, il les a carottés de plusieurs milliers de francs, en plus de plusieurs saloperies qu’il a laissées en prime derrière lui. Et si j’ai quelque chose à dire, que je le dis. 

Évidemment que j’ai quelque chose à dire mais, comme toujours, ça n’a rien à voir avec l’affaire présente. De ce temps-là, mon artiste est collé contre moi. C’est tout juste s’il ne fourre pas sa tête sous ma veste. Il claque des dents. Il me dit : « Casse-leur la gueule. » Ça me paraît être en effet l’idéal. Comme si c’était à-la portée de toutes les bourses ! Outre qu’à mon avis ce n’est même pas la marche à suivre. 

Je pose des questions et on y répond. C’est toujours ça de gagné. Ça vasouille. On se perd dans les détails annexes. C’est tout à fait ce que je désire. J’ai cependant peu à peu la conviction qu’il ne s’agit pas seulement de jeux de cartes et qu’il s’est passé quelque chose d’assez fameux à Saint-Crépin. Ce n’est pas très clair. Mes zèbres n’ont pas l’élocution facile. Ce qu’on comprend le mieux c’est que ce sont des bucherons. 

Ils le disent de toutes les façons, en se tapant du poing sur les pectoraux comme des gorilles. Ça ne plait pas du tout à mes charpentiers. Et ils prennent l’initiative. Comme des brutes. J’entends passer près de mes oreilles une sorte de marteau-pilon qui va atterrir en plein sur la figure du malabar qui me faisait face. Le sang gicle jusque sur moi. C’est foutu. 

L’artiste me tire en arrière. Je m’assois sur une table. Je me débarrasse de deux garçons coiffeurs. J’en cueille un troisième qui d’ailleurs foutait le camp. Le reste est vraiment très vilain à voir. 

Je pense brusquement au couteau à cran d’arrêt et j’ai peur de ça. Je pousse l’artiste dans la porte et nous nous débinons. J’entends éclater des vitres et des cris d’abattoirs. Nous faisons un cent mètres à toute vitesse dans les ruelles avec virages à la corde et tout le saint-frusquin jusqu’à ce que l’air nous manque.

Jean Giono, Les grands chemins, Paris, Gallimard, « Folio », 1951, pp. 58-66.

Suggestions