Le plus gros mangeur
Tout ce que l’on mange est objet de puissance. L’affamé sent un espace vide en lui. Il surmonte le malaise que lui cause ce vide intime en se remplissant de nourriture. Plus il est plein, mieux il se sent. Lourd et rempli d’aise, voici celui qui est capable de bâfrer le plus, le plus gros mangeur. Il y a des groupes d’hommes qui voient leur chef dans un mangeur superlatif. Son appétit toujours satisfait leur semble garantir qu’eux-mêmes ne souffriront jamais longtemps de la faim. Ils s’en remettent à son ventre plein, comme s’il l’avait rempli pour eux tous à la fois. Le lien de la digestion et de la puissance se manifeste ici clairement.
Elias Canetti, Masse et puissance, trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1966, p.233.