Les deux amis

Penambouc est une ville où j’ai deux bons amis. J’entends de ces amis romanesques ou imaginaires que tout globe-trotter se fait à chaque escale, aussi courte soit-elle ; de ces amis que je compare aux jalons royaux que les premiers navigateurs portugais plantaient dans tous les pays d’oultremer, bornes armoriées que l’on découvre aujourd’hui dans les contrées les plus écartées du globe, surpris que ces hardis marins aient poussé si loin ; amis que j’oublie facilement car ils ont surgi dans ma vie au hasard, au tournant d’une heure, mais que je crois mieux connaitre que ceux que je fréquente quotidiennement à Paris parce que leur commerce est purement spirituel, donc plus vrai que vrai, quand je me rappelle tout à coup l’existence dans le monde de tel ou tel et que je me mets à repenser à lui avec intensité. Aussi je ne manque jamais d’aller le voir quand la fantaisie de mes pérégrinations ou les détours de mes itinéraires me ramènent dans le pays, la ville, l’échoppe, la boutique, le bar, la bibliothèque, la plantation, la tente, l’antique domaine, la famille de l’un d’eux où je ne croyais jamais revenir, ce genre d’amitié spontanée étant essentiellement passagère, due à un choc qui l’a fait naître fortuitement, souvent à l’occasion d’un bien menu détail ou d’une futilité, tel qu’un renseignement bibliographique, une adresse, la direction d’une rue, l’emplacement d’une maison ou d’une ruine, le chemin pour se rendre à tel ou tel endroit où, en vérité, l’on n’a que faire, sinon envie d’assouvir une vaine curiosité ou de tuer le temps en attendant que retentisse au port l’appel du bateau en partance.

Mes deux amis de Pernambouc sont Andréa del Sarto et Clemenceau.

Andréa del Sarto est un pauvre et vieil Espagnol qui a eu la malencontreuse idée de venir s’établir cordonnier dans une ville où les trois quarts de la population vont pieds nus. C’est dire qu’il n’a pas fait fortune depuis quarante-huit ans qu’il est dans le pays. Par contre, sa misérable boutique, sise dans une rue pleine d’ordures, où les urubus se pavanent par terre et sur les toits, à défaut de jolies bottines sur les étagères, est pleine des choses extraordinaires que les pêcheurs du littoral ou les cultivateurs de l’intérieur lui apportent depuis un demi-siècle bientôt. Il y a de tout dans le capharnaüm du père del Sarto, des gravures, des oiseaux empaillés, des singes, des carapaces de tortues et de tatous, un antiphonaire piqué des vers, un poisson-lune, des peaux de serpent de douze et de vingt mètres de long et des petits serpents monstrueux dans des bocaux, dont un phénomène est curieusement noué, est bicéphale, et, un autre, possède vingt têtes et autant de petites queues crochues, piquées dans un court boudin-bleuâtre aux écailles hérissées de dards. Je ne ferai que mentionner rapidement les coquillages partout répandus sur le plancher de la boutique et dont les dimensions, les coloris, les vulves contorsionnées, la variété des formes sont extravagants et indescriptibles ; qu’attirer l’attention sur les ailerons et les mâchoires de requins accrochés au plafond, non pour ajouter du pittoresque au décor, mais parce que mâchoires et ailerons, affirme le vieux cordonnier, protègent du mauvais œil ; qu’énumérer quelques fruits de la terre, biscornus à ne pas croire, calés par des vieilles godasses sur tous les rayons de l’échoppe du savetier collectionneur et dont l’exposition serait digne du cabinet d’un savant ou d’un sorcier : racines de mandragores ressemblant à des petites momies qui forniquent, champignons véruqués ou phosphorescents, orchidées tue-mouches et lis carnivores, un tronc de mata-pau, ce gui gigantesque des tropiques qui mange les plus grands arbres de la forêt vierge, qui les épouse, se mimétise, se camoufle, revêt leur robe, les empoisonne lentement, grandit, s’épanouit, portant les mêmes branches, les mêmes feuilles, les mêmes fleurs, les mêmes fruits, la même écorce, les mêmes bourgeons, et qui finit par atteindre la même taille que sa victime, dont il se nourrit et qui en meurt et tombe en poussière, entraînant son puissant parasite dans sa chute. Mais ce ne sont pas les vitrines de papillons, les planches d’insectes ; les panoplies d’arcs et de flèches, de harpons et de pagaies, ni les pirogues des sauvages, ni leurs ustensiles et leurs calebasses, ni les éventaires d’étoffes, de broderies, de vanneries, de poteries indiennes ou les paquets de peaux de bêtes, ni les crocodiles de toutes tailles, les lézards, les grenouilles-taureau ou les crapauds-buffle, les colibris, les toucans, un tamanoir bandeira, un requin-scie et son bébé, ni les autres créatures naturalisées ou desséchées, dont une magnifique arráia, une torpille, ou conservées dans de l’alcool, ni les petits sachets de pépites, de quartz, d’agates, d’émeraudes, de perles d’eau douce, ni les blocs de cristaux, ni les poudres, les sables de couleurs, ni les branches de coraux ou de madrépores, ni les gousses de vanille, les noix odoriférantes, les fèves aphrodisiaques qui m’attirent dans cette boutique où rien, absolument rien n’est à vendre ; ce qui me fait volontiers m’y attarder au risque de manquer mon paquebot ce sont les statuettes si rares des nègres chrétiens que j’y ai découvertes la première fois que je suis entré chez Andréa del Sarto et qui m’ont fait baver d’envie : des Christ, des Dieu-le-Père, des Sainte-Vierge Marie des Divin-Enfant, des prophètes, des apôtres, des saints et des saintes de l’Église catholique romaine, taillés selon la tradition fétichiste de la Côte d’Ivoire ou du Bénin en plein cœur d’acajou, d’ébène ou de bois de fer par des esclaves noirs, importés d’Afrique au Brésil et tout fraîchement baptisés par le Pères évangélisateurs du XVIIe siècle mais dont la vision, le métier, le sens plastique inaltérable, l’art pur n’avaient été frelatés ni par la nouvelle ambiance, ni par l’idéologie imposée. Dans l’entassement de ses trésors le vieil Espagnol lui-même a l’air d’un Jésuite d’autrefois quand il refuse énergiquement, mais avec beaucoup de politesse de vous vendre quoi que ce soit ou que, l’œil pétillant d’intelligence derrière ses vulgaires lunettes d’acier, cet homme simple qui ne sait pas lire vous raconte la provenance de chaque chose, de chaque objet, les superstitions, les légendes locales qui s’y rattachent, les mœurs, les vertus, les maléfices des bêtes, des plantes, des minéraux et l’histoire, les noms patronymiques et le sobriquet, la généalogie de chacun de ses pourvoyeurs, mariniers et paysans qui viennent l’entretenir et partager sa veillée, car les nuits sont féeriques sur cette terre ardente de Pernambouc et les bonnes gens parlent, parlent jusqu’à l’aube, fumant leur courte pipe, buvant d’innombrables cafezinhos trop sucrés, faisant cercle sous une touffe de cocotiers dont les palmes tremblent et frissonnent dans les risées de la brise qui vient du large. Quant à Clemenceau, ce n’est pas un homme, c’est un lamantin, un vieux mâle qui s’ennuie et qui nage solitaire dans le petit bassin de rocaille construit devant le kiosque à musique d’un square pelé, tout planté de cactus et d’euphorbes, aménagé dans un quartier désert, à l’ouest de la ville. Quand il émerge, ce triste cétacé célibataire montre une tête moustachue et vous regarde avec des yeux furibonds comme si on le dérangeait dans ses cogitations moroses. Et il reprend sa ronde un instant interrompue, méprisant, indifférent, songeur, ridant à peine l’eau vaseuse avec ses petites nageoires qu’on dirait porter mitaines. Je ne manque jamais d’aller lui apporter une brassée d’herbe fraîche, dont ce drôle de corps se montre très friand. Ce jour-là, je lui avais apporté une superbe gerbe de roses cueillies dans la roseraie de l’Eric-Juel comme qui va rendre visite à un vieux politicien oublié, déchu ou en exil. L’homme-poisson, de plus mauvaise humeur encore que de coutume, vint renifler mes fleurs bruyamment, se retourna vers moi, me regarda, se mit à tousser d’une façon bizarre comme s’il allait m’adresser d’amers remerciements, puis se laissa brusquement couler en arrière, la tête renversée, le menton haut, fermant, d’abord, son gros œil gauche, puis, inconsciemment, le droit, mais entraînant mes roses avec soi… Saurai-je jamais si mon geste a fait plaisir à cette espèce de bourru désenchanté ?… C’était un bouquet que j’avais payé très cher, car j’adore bien traiter mes amis.

Blaise Cendrars, D’oultremer à Indigo, Paris, Denoël, folio, 1998, pp.159-164.

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