Les Femmes du Christ

Bernard Rottmann avait, installé Hilzonde et son enfant dans la maison du bourgmestre Knipperdolling, qui avait été dans Münster le plus ancien protecteur des Purs. Ce gros homme cordial et placide la traitait en sœur. Sous l’influence de Jan Matthyjs, qui pétrissait un monde nouveau comme jadis ses pains dans sa cave de Haarlem, toutes les choses de la vie devenaient différentes, faciles, simplifiées. Les fruits de la terre appartenaient à tous comme l’air et la lumière de Dieu ; ceux qui avaient du linge, de la vaisselle ou des meubles les portaient dans la rue pour qu’on partgeât. Tous, s’aimant d’un rigoureux amour, s’aidaient, se reprenaient, s’épiaient les uns les autres pour s’avertir de leurs péchés ; les lois civiles étaient abolies, abolis les sacrements ; la corde punissait les blasphèmes et les fautes charnelles ; les femmes voilées glissaient çà et là comme de grands anges inquiets, et on entendait sur la place les sanglots des confessions publiques.

La petite citadelle des Bons, cernée par les troupes catholiques, vivait dans la fièvre de Dieu. Des prêches à l’air libre ranimaient chaque soir les courages ; Bockhold, le Saint préféré, plaisait parce qu’il assaisonnait les sanglantes images de l’Apocalypse de ses facéties d’acteur. Les malades et les premiers blessés du siège, couchés sous les arcades de la place par la tiède nuit d’été, mêlaient leurs geignements aux voix aiguës des femmes implorant l’aide du Père. Hilzonde était l’une des plus ardentes. Debout, longue, étirée comme une flamme, la mère de Zénon dénonçait les ignominies romaines. D’affreuses visions emplissaient ses yeux brouillés de larmes ; s’abattant sur elle-même, soudain pliée comme un grand cierge trop mince, Hilzonde pleurait de contrition, de tendresse, et d’espoir de mourir.

Le premier deuil public fut la mort de Jan Matthyjs, tué au cours d’une sortie tentée contre l’armée de l’évêque à la tête de trente hommes et d’une armée d’anges. Hans Bockhold, la tête ceinte d’une couronne royale, monté sur un cheval caparaçonné d’une chasuble, fut promptement proclamé Prophète Roi sur le parvis de l’église ; on dressa une estrade où le nouveau David trônait chaque matin, décidant sans appel des affaires de la terre et du ciel. Quelques excursions heureuses, culbutant les cuisines de l’évêque, ayant rapporté un butin de pourceaux et de poules, on festoya sur l’estrade au son des fifres ; Hilzonde rit comme les autres quand les aides de cuisine de l’ennemi, faits prisonniers, furent forcés d’apprêter les mets, puis tués par la foule à coups de pieds et de poings. 

Peu à peu, un changement se faisait à l’intérieur des âmes, comme celui qui, la nuit, transforme insensiblement un songe en cauchemar. L’extase donnait aux Saints une démarche titubante d’ivrognes. Le nouveau Christ-Roi ordonnait jeûne sur jeûne pour ménager les vivres empilés partout dans les caves et les greniers de la ville ; parfois, cependant, si une caque aux harengs puait outre mesure, ou si des taches apparaissaient sur la rondeur d’un jambon, on se gorgeait. Bernard Rottmann, exténué, malade, gardait la chambre, endossait sans mot dire les décisions du nouveau Roi, se contentant de prêcher au peuple rassemblé sous ses fenêtres l’Amour qui consume toutes les scories terrestres et l’attente du Royaume de Dieu. Knipperdolling avait solennellement été promu du rang aboli de bourgmestre à celui de bourreau ; cet homme-gras, au cou rouge, respirait le bien-être dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, comme s’il avait de tout temps rêvé en secret du métier de boucher. On tuait beaucoup ; le Roi faisait disparaître les lâches et les tièdes avant qu’ils en infectassent d’autres ; chaque mort d’ailleurs économisait une ration. On parlait de supplices dans la maison où logeait Hilzonde, comme autrefois à Bruges du taux des laines.

Hans Bockhold consentait par humilité à se laisser appeler Jean de Leyde, du nom de sa ville natale, dans les assemblées terrestres, mais prenait aussi devant ses fidèles un autre nom, ineffable, sentant en soi, une force et une ardeur plus qu’humaines. Dix-sept épouses témoignaient de la vigueur inépuisable de Dieu. La peur ou la gloriole poussa des bourgeois à livrer au Christ vivant leurs femmes comme ils avaient livré leurs pièces d’or ; des paillardes tirées de bourdeaux de bas étage briguèrent l’honneur de servir aux plaisirs conjugaux du Roi. Il vint chez Knipperdolling s’entretenir avec Hilzonde. Elle pâlit au contoct de ce petit homme aux yeux vifs, dont les mains fureteuses écartaient comme celles d’un tailleur la bordure de son corsage. Elle se souvenait, et ne voulait pas se souvenir, qu’aux jours d’Amsterdam, quand il n’était encore à sa table qu’un baladin famélique, il avait profité pour lui frôler la cuisse du moment où elle se penchait sur lui, un plat à la main. Elle cédait avec dégoût aux baisers de cette bouche moite, mais ce dégoût tournait à l’extase ; les dernières décences de la vie tombaient comme des guenilles, ou comme cette peau morte qu’on racle dans les étuves ; baignée par cette haleine fade et chaude, Hilzonde cessait d’être, et avec elle les craintes, les scrupules, les déboires d’Hilzonde. Le Roi pressé contre elle admirait ce corps grêle dont la maigreur semblait, disait-il, faire saillir davantage les formes bénies de la femme, les longs seins tombants et le ventre bombé. Cet homme habitué aux catins ou aux matrones sans grâce s’émerveillait des raffinements d’Hilzonde : ses frêles mains posées sur la douce fourrure de son mont de Vénus lui rappelaient celles d’une dame distraitement placées sur son manchon ou son carlin frisé. Il se racontait : dès l’âge de seize ans, il s’était su Dieu. Il était tombé du haut mal dans la boutique du faiseur d’habits où il était apprenti, et d’où on l’avait chassé ; dans les cris et la bave, il était entré au ciel. Il avait de nouveau éprouvé ce tremblement qui était Dieu dans les coulisses du théâtre ambulant où il jouait son rôle de pitre battu ; dans une grange, où il avait eu sa première fille, il avait compris que Dieu était cette chair qui bouge, ces corps nus pour qui la pauvreté n’existe pas plus que la richesse, ce grand flot de vie qui emporte aussi la mort et coule comme du sang d’ange. Il tenait ces propos dans un prétentieux jargon d’acteur émaillé des fautes de grammaire d’un fils de paysan.

Plusieurs soirs de suite, il l’emmena s’asseoir parmi les Femmes du Christ à la table du banquet. La foule se pressait contre les tables à les faire craquer ; les affamés happaient le cou ou les pattes de poulets que le Roi daignait leur jeter, et l’imploraient de les bénir. Le poing des jeunes Prophètes qui servaient au Roi de gardes du corps tenait en respect cette cohue. Divara, la reine en titre, sortie d’un mauvais lieu d’Amsterdam, mastiquait placidement, découvrant à chaque bouchée ses dents et sa langue ; elle avait l’air d’une vache indolente et saine. Tout à coup, le Roi levait les mains et priait, et une pâleur de théâtre embellissait son visage aux pommettes fardées. Ou bien, il soufflait au nez d’un convive pour lui communiquer l’Esprit Saint. Une nuit, il fit entrer Hilzonde dans l’arrière-salle, et souleva ses robes pour exhiber aux jeunes Prophètes la blanche nudité de l’Église. Une rixe éclata entre la nouvelle reine et Divara, forte de ses vingt ans, qui la traita de vieille. Les deux femmes roulèrent sur les dalles, s’arrachant des poignées de cheveux ; le Roi les mit d’accord ·en les réchauffant ce soir-là toutes deux sur son cœur. 

Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, Paris, Gallimard, folio, 1991, pp.87-92.

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