Maldoror et la révolte

Toutes les créatures des Chants sont amphibies, parce que Maldoror refuse la terre et ses limitations. La flore est faite d’algues et de goémons. Le château de Maldoror est sur les eaux. Sa patrie, le vieil océan. L’océan, double symbole, est à la fois le lieu de l’anéantissement et de la réconciliation. Il apaise, à sa manière, la soif puissante des âmes vouées au mépris d’elles-mêmes et des autres, la soif de ne plus être. Les Chants seraient ainsi nos Métamorphoses, où le sourire antique est remplacé par le rire d’une bouche coupée au rasoir, image d’un humour forcené et grinçant. Ce bestiaire ne peut pas cacher tous les sens qu’on a voulu y trouver, mais il révèle au moins une volonté d’anéantissement qui prend sa source au cœur le plus noir de la révolte. L’« abêtissez-vous » pascalien prend avec lui un sens littéral. Il semble que Lautréamont n’ait pu supporter la clarté froide et implacable où il faut durer pour vivre. « Ma subjectivité et un créateur, c’est trop pour un cerveau. » Il a choisi alors de réduire la vie, et son œuvre, à la nage fulgurante de la seiche au milieu d’un nuage d’encre. Le beau passage où Maldoror s’accouple en haute mer à la femelle du requin « d’un accouplement long, chaste et hideux », le récit significatif, surtout, où Maldoror transformé en poulpe assaille le Créateur, sont des expressions claires d’une évasion hors des frontières de l’être et d’un attentat convulsé contre les lois de la nature. 

Albert Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, folio essais, 1951, p.114.

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