Mon enfant
Je me suis assise dans le studio et j’ai parlé à mon enfant. J’ai dit à mon enfant qu’il devrait se réjouir de ne pas être lâché dans ce monde où même les plus grandes joies sont teintées de souffrance, où nous sommes les esclaves de forces matérielles. Il a remué et m’a donné un coup de pied. Si plein d’énergie, mon enfant, mon enfant à demi créé que je vais renvoyer au néant. Renvoyer à l’obscurité, à l’inconscience, et au paradis du non-être. Je t’ai connu ; j’ai vécu avec toi. Tu n’es que l’avenir. Tu es l’abdication. Je vis au présent, avec des hommes qui sont plus près de la mort. Je veux des hommes, et non une future extension de moi-même, comme une branche. Mon tout petit, pas encore né, il fait très sombre dans la pièce ou nous sommes assis tous les deux, certainement aussi sombre qu’à l’intérieur de moi où tu te trouves, mais il doit être plus doux pour toi de reposer dans ma chaleur que pour moi de rechercher dans cette pièce sombre la joie de ne pas savoir, de ne pas sentir, de ne pas voir, la joie de rester calmement allongée dans cette chaleur et cette obscurité. Nous tous, à jamais condamnés à rechercher cette chaleur et cette obscurité, cette vie sans souffrance, cette vie sans angoisse, sans peur et sans solitude. Tu es impatient de vivre ; tu frappes de tes petits pieds, mon tout petit, pas encore né ; tu dois mourir. Tu dois mourir avant de connaître la lumière, la souffrance ou le froid. Tu dois mourir dans la chaleur et l’obscurité. Tu dois mourir parce que tu es sans père.
Toi et moi, et mon journal, seuls, avec les flacons de médicaments, dans cette chambre somptueuse. Hugh est parti chercher d’autres médicaments. Le médecin allemand est venu. Pendant qu’il opère, nous parlons de la persécution des Juifs à Berlin. Je l’aide à nettoyer les instruments. Je rêve de Rank. Dans cette même pièce, il y a quelques années, j’ai souffert du vide de ma vie. Maintenant je souffre de trop-plein ! Je me suis levée si gaiement, comme si je partais en voyage. Je suis si heureuse : aucune douleur physique, si forte soit-elle, ne me fera fléchir. La vie est remplie de merveilles, même lorsque je vois les serviettes tachées de sang. Ce matin, j’ai repensé à la manière dont m’avait accueillie Henry un jour : « Voici la Princesse Aubergine. » Et ce matin je lui ai dit au téléphone : « Viens visiter le palais de la Princesse Aubergine, là où va naître le Prince Aubergine. » Et une heure plus tard, j’ouvrais mes jambes aux instruments. Le médecin a dit que je ne pourrais pas avoir d’enfant sans césarienne. Je suis trop étroite. Je n’étais pas bâtie pour la maternité. Je suis entourée de tant d’amour que cela me fait pleurer. Tu es un enfant sans père, tout comme j’étais une enfant sans père. Tu es né d’un homme, mais tu n’as pas de père. Cet homme qui m’a épousée, c’est lui qui m’a servi de père. Je ne supporterais pas qu’il s’occupe d’un autre enfant, car je serais de nouveau orpheline. Il est le seul à s’être occupé de moi. Le reste du temps, c’était toujours moi qui m’occupais des autres. J’ai soigné le monde entier. Quand il y avait une guerre, je pleurais sur toutes les blessures infligées, et quand il y avait des injustices je m’efforçais de recréer la vie, de ramener l’espoir. La femme a trop aimé, s’est trop donnée. Et à l’intérieur de cette femme, il y avait toujours une enfant sans père, une enfant qui n’était pas morte quand elle aurait dû mourir. Et il y avait toujours le fantôme de la petite fille qui pleurait à l’intérieur, qui pleurait la perte d’un père. Et cet homme qui m’a épousée a pris soin de la petite fille, et maintenant, si tu venais au monde, tu le prendrais pour père et ce petit fantôme ne me laisserait jamais tranquille. Il frapperait aux fenêtres ; il pleurerait à chacune des caresses que ce père te donnerait. Tu es aussi l’enfant d’un artiste mon enfant pas encore né. Et cet homme n’est pas un père ; c’est un enfant, c’est un artiste. Il a besoin de toute l’attention, de toute la chaleur, de toute la confiance pour lui seul. Et ses besoins sont infinis. Il a besoin de foi, d’indulgence, d’humour. Il a besoin d’adoration. Il a besoin d’être le seul homme au monde que nous avons créé ensemble. Il est mon enfant et il te haïrait. Et s’il ne te haïssait pas, il détesterait ta maladie, tes lamentations, et la femme qui t’a porté. Je dois nourrir sa création et ses espoirs de toutes mes forces. Il te mettrait de côté. Il te quitterait, comme il a déjà quitté sa femme et son autre enfant, parce que ce n’est pas un père. Il se sent mal à l’aise devant un petit enfant qui a besoin d’aide. Il ne comprend pas les besoins des autres. Il est trop plein de ses propres désirs. Tu serais abandonné et tu souffrirais comme j’ai souffert lorsque j’ai été abandonnée par mon père, qui n’était pas un père, mais l’artiste, l’enfant. Il vaudrait mieux que tu meures, mon enfant pas encore né ; il vaudrait mieux mourir plutôt que d’être abandonné, car tu passerais le reste de ta vie à courir le monde à la recherche de ce père perdu, de ce fragment de ton corps et de ton âme, de ce fragment perdu de toi-même. Il n’existe pas de père sur terre. Le père, c’est l’ombre de Dieu le Père projetée sur le monde, une ombre plus grande que l’homme. Et cette ombre, tu l’adorerais et tu voudrais la toucher, tu rêverais jour et nuit de sa chaleur et de sa grandeur, tu rêverais qu’elle te recouvre et qu’elle te berce, cette ombre plus grande qu’un hamac, aussi grande que le ciel, assez grande pour contenir ton âme et toutes tes peurs, plus grande que l’homme et que la femme, que la maison et que l’église, l’ombre d’un père magique, mais qu’on ne peut trouver nulle part – car c’est l’ombre de Dieu le Père. Il vaudrait mieux que tu meures dans mon ventre, tout doucement, dans la chaleur et dans l’obscurité.
Anaïs Nin, Inceste, Paris, Le livre de poche, 2002, pp.494-497.