Le pénitent de l’esprit
Calme est le fond de la mer que je porte en moi ; qui pourrait soupçonner qu’elle recèle des monstres riants ? Immuable est ma profondeur ; mais elle scintille d’énigmes et de rires flottants. J’ai vu aujourd’hui un homme sublime, solennel, un pénitent de l’esprit. Oh ! que mon âme a ri de le voir si laid ! Bombant le torse, pareil à ceux qui gonflent d’air leur poitrine, tel se présentait cet homme sublime, n’ouvrant pas la bouche. Orné de laides vérités, son butin de chasse, et couvert de vêtements déchirés, il avait sur lui beaucoup d’épines – mais je ne vis pas une seule rose. Il n’a encore appris ni le rire ni la beauté. C’est d’un air sombre qu’il est revenu des forêts de la Connaissance, ce chasseur. Il revient de lutter contre des bêtes fauves, mais sa gravité même trahit encore un fauve, et mal dompté. Il ressemble encore au tigre prêt à bondir ; mais je n’aime point ces âmes tendues, tous ces refoulés me répugnent. Et vous me dites, amis, que des goûts et des couleurs il ne faut point débattre ? Mais toute vie n’est qu’une querelle au sujet des goûts et des couleurs. « Le goût : c’est à la fois le poids, la balance et le peseur ; et malheur à tout vivant qui voudrait vivre sans querelle au sujet des poids, de la balance et de la pesée. S’il se lassait de sa sublimité, cet homme sublime, il commencerait alors à embellir, je pourrais le goûter et lui trouver de la saveur. Ce n’est que lorsqu’il se détournera de lui-même qu’il pourra, d’un bond, sauter hors de son ombre – et en vérité, s’élancer d’un bond dans son soleil. Il n’a que trop longtemps séjourné à l’ombre, ce pénitent de l’esprit ; ses joues ont pâli, et dans son attente il a failli mourir d’inanition.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra [1883], tr. G. Blanquis, Paris, Flamarrion, 2006, p. 214-215.