Où suis-je ? Quelle heure est-il ? 

« De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée contre sa côte, regarde l’heure. Où suis-je ? et Quelle heure est-il ? telle est de nous au monde la question inépuisable ». Inépuisable, parce que l’heure et le lieu changent sans cesse, mais surtout parce que la question qui surgit là n’est pas, au fond, de savoir en quel lieu d’un espace pris comme donné, à quelle heure d’un temps pris comme donné, nous en sommes, mais d’abord quelle est cette attache indestructible de nous aux heures et aux lieux, ce relèvement perpétuel sur les choses, cette installation continuée parmi elles, par laquelle d’abord il faut que je sois à un temps, à un lieu, quels qu’ils soient. Un renseignement positif, un énoncé quel qu’il soit, ne font que différer cette question-là et tromper notre faim. Ils nous renvoient à je ne sais quelle loi de notre être qui porte qu’après un espace il y a un espace, après un temps, un temps, mais c’est cette loi même que visent nos questions de fait. Si nous pouvions scruter leur motif dernier, nous trouverions sous les questions où suis-je et quelle heure est-il une connaissance secrète de l’espace et du temps comme êtres à interroger, de l’interrogation comme rapport ultime à l’Être et comme organe ontologique. Pas plus que les faits, les nécessités d’essences ne seront la « réponse » que la philosophie appelle.  La « réponse » est plus haut que les « faits », plus bas que les « essences » dans l’Être sauvage où ils étaient indivis, et où, par-derrière ou par-dessous les clivages de notre culture acquise, ils continuent de l’être.

Merleau-Ponty, le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1964, pp.161-162.

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