Passage de Verlaine

Quelques minutes avant lui, je manquais rarement d’apercevoir un passant d’une tout autre espèce. Celui-ci avait le dos voûté, la barbe brève, le vêtement sage et sérieux, la rosette. Son regard était vide et fixe, à travers le tremblement de cristal de son binocle. Il marchait, vaguement conduit par son front lourd et penché. Le souci de ses pas incertains semblait abandonné aux puissances inférieures de son être. Le doigt distrait de cet illustre passant décrivait, le long des murs fuyant à l’inverse de sa marche, des arcs inconscients, qui trahissaient l’état profond d’un cerveau de géomètre ; et le corps de son esprit se déplaçait comme il pouvait dans notre monde, qui n’est qu’un certain monde d’entre les mondes possibles. L’éternel travail intérieur, qui conduit les penseurs à leur lumière, à la gloire, et quelquefois, indifféremment à leur mort sous les roues d’un chariot, possédait Henri Poincaré.

Mû régulièrement, comme Verlaine, par la loi de se mettre à table, Poincaré, regagnant sa demeure, précédait Verlaine sur ce trottoir. Il me semblait prédire l’apparition du poète – à dix minutes près. Je m’amusais de ces passages au méridien d’astres si dissemblables… Je songeais à l’immensité de leur intervalle spirituel. Quelle imagerie différente dans ces deux têtes ! Quels effets incomparables la vision d’une même rue pouvait produire dans ces deux systèmes qui se succédaient de si près ! Il me fallait choisir, pour y penser, entre deux ordres de choses admirables qui s’excluent dans leurs apparences, qui se ressemblent par la pureté et la profondeur de leurs objets…

Mais, à ces deux passants, je ne trouvais enfin de commun que leur obéissance pareille aux secrètes sommations de midi.

Paul Valéry, Variété I et II, Paris, Gallimard, Folio essais, 1930, p.253.

Suggestions