Poésie II
I
Sur une montagne
Où les troupeaux parlent avec le froid
Comme Dieu le fit
Où le soleil est à son origine
Il y a des granges pleines de douceur
Pour l’homme qui marche dans sa paix
Je rêve à ce pays où l’angoisse
Est un peu d’air
Où les sommeils tombent dans le puits
Je rêve et je suis ici
Contre un mur de violettes et cette femme
Dont le genou écarté est une peine infinie
II
Il y a des jardins qui n’ont plus de pays
Et qui sont seuls avec l’eau
Des colombes les traversent bleues et sans nids
Mais la lune est un cristal de bonheur
Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair
III
A ceux qui partent pour oublier leur maison
Et le mur familier aux ombres
J’annonce la plaine et les eaux rouillées
Et la grande Bible des pierres
Ils ne connaîtront pas –
A part le fer et le jasmin des formes
La Nuit heureuse de transporter les mondes
L’âge dans le repos comme une sève
Pour eux nul chant
Mais la rosée brûlante de la mer
Mais la tristesse éternelle des sources
IV
Comme ces lacs qui font très mal
Quand l’automne les couvre et les bleuit
Comme l’eau qui n’a qu’un bruit mille fois le même
Il n’est nul repos pour toi ô ma vie
Les oiseaux volent et s’enchaînent
Chaque sommeil est d’un pays
Et toi dans les feuilles de cette plaine
A l’avant de ton visage tant d’adieu
V
Les arbres qui ne voyagent que par leur bruit
Quand le silence est beau de mille oiseaux ensemble
Sont les compagnons vermeils de la vie
O poussière savoureuse des hommes
Les saisons passent mais peuvent les revoir
Suivre le soleil à la limite des distances
Puis – comme les anges qui touchent la pierre
Abandonnés aux terres du soir
Et ceux-là qui rêvent sous leurs feuillages
Quand l’oiseau est mûr et laisse ses rayons
Comprendront à cause des grands nuages
Plusieurs fois la mort et plusieurs fois la mer
VI
A l’enfant qui court dans une forêt pleine
De sifflets de soie
Je dis que je préfère
Celui qui dort dans un jardin de juin
Avec une peine légère
Pour la solitude des images
Et l’aube et les voleurs d’eau
VII
Quand la nuit est brillamment éparpillée
Lorsque la pensée est intouchable
Je dis fleur de montagne pour dire
Solitude
Je dis liberté pour dire désespoir
Et je vais bûcheron de mes pas
Égarer les mensonges
Dans une forêt de bois
Pleine de justice et de romances
VIII
O mon amour il n’est rien que nous aimons
Qui ne fuie comme l’ombre
Comme ces terres lointaines où l’on perd son nom
Il n’est rien qui nous retienne
Comme cette pente de cyprès où sommeillent
Des enfants de fer bleus et morts
IX
A Charles Lucet.
Ils ne savent pas qu’ils ne vont plus revoir
Les vergers d’exil et les plages familières
Les étoiles qui voyagent avec des jambes de sel
Quand la nuit est triste de plusieurs beautés
Ils oublient qu’ils ne vont plus entendre
Le vent de la grille et le chien des images
L’eau qui dort sur la couleur des pierres
La nuit avec des violons de pluie
Tant de magie pour rien
Si ce n’était ce souvenir d’un autre monde
Avec des oiseaux de chair dans la prairie
Avec des montagnes comme des granges
O mon enfance ô ma folie
X
Ce n’est pas parce que tu es dans une prairie
Plus haute que la tête des hommes
Que tu es mort
Le vent entraîne les feuilles à la terre
Comme un rivage et comme un soupir
J’annonce à ceux que tu as connus
Ton obéissance à la solitude
Et ton passage avec des animaux
Sur une montagne
Où le bruit est éternel quand on le touche
Et rappelle-toi ce qui faisait ici-bas
Le charme :
Les saisons et la femme sans innocence
En vérité peu de choses à dire aux ombres
O mémoire de la vie
XI
Les rivières et les roses des batailles
Drapeau doux bercé par le fer
Des plaines sans pays brillaient
Puis la neige méchante et blanche
Les fourmis mangeaient la robe des merveilles
Combien lentes étaient les années
Quand tu portais tablier d’écolier
Quand tu dormais chaque nuit sur ton enfance
XII
Un violon aveugle pleurait pour nous
Une fontaine de pierre
L’hiver la saison sans figure
Quand les raisins sont noirs
XIII
Je me dériderai dans un jardin de pommes
Dans cette eau de la campagne
Aux pas immaculés
Et pour toi amie des saules de la mort
Les colombes qui volent sans air
L’absence plus longue que les années
XIV
Si tu me regardes comme la cavalière d’Ozanam, je jette une pelle de langueur dans le fleuve… Ainsi j’ai parlé à ma cousine, un après-midi, quand nous étions enfermés dans la forêt où les arbres tordent leurs grands-pères.
Le vent apportait la plus jolie chose.
XV
Si tu es belle comme les Mages de mon pays
O mon amour tu n’iras pas pleurer
Les soldats tués et leur ombre qui fuit la mort
– Pour nous la mort est une fleur de la pensée
Il faut rêver aux oiseaux qui voyagent
Entre le jour et la nuit comme une trace
Lorsque le soleil s’éloigne dans les arbres
Et fait de leurs feuillages une autre prairie
O mon amour
Nous avons les yeux bleus des prisonniers
Mais notre corps est adoré par les songes
Allongés nous sommes deux ciels dans l’eau
Et la parole est notre seule absence
XVI
Quand l’été décline sur la mousse
O toi qui gardes souvenir d’un pays
Que n’ont connu ni tes frères ni tes anges
Jeune fille soleil n’y pense plus
Jeune fille soleil ne dis plus :
Si jamais tu reviens dans ma chambre
O forêt d’acajou
XVII
Il pleut sur vos genoux des médailles de nuit
Et toujours sur vos plaies ce soufre d’ange
Vous qui dormez d’une rose habillée
Nous serions mieux ensemble
Mêlés à Dieu dans les églises bien-aimées
XVIII
Nous reviendrons corps de cendre ou rosiers
Avec l’œil cet animal charmant
O colombe
Près des puits de bronze où de lointains
Soleils sont couchés
Puis nous reprendrons notre courbe et nos pas
Sous les fontaines sans eau de la lune
O colombe
Là où les grandes solitudes mangent la pierre
Les nuits et les jours perdent leurs ombres par milliers
Le Temps est innocent des choses
O colombe
Tout passe comme si j’étais l’oiseau immobile
Georges Schehadé, Les Poésies, Paris, Gallimard, « NRF », 1969, pp. 57-74.