Quelques tortues sur le rivage
Quelques tortues s’étaient établies sur le rivage. Un jour elles contemplaient la mer, en manière de distraction. Un oiseau bigarré jouait à la surface de l’eau, comme ont l’habitude de le faire les oiseaux : tantôt il plongeait, tantôt il s’élevait. L’une des tortues demanda : « Cette forme gracieuse est-elle de nature aquatique ou bien de nature aérienne ? » Une autre observa : « Si elle n’était pas de nature aquatique, qu’aurait-elle à faire dans l’eau ? » Une troisième alors déclara : « Si elle était de nature aquatique, elle ne pourrait pas vivre hors de l’eau. »
Le juge qui était en fonction chez les tortues, trancha l’affaire de la façon suivante : « Observez donc, dit-il, et soyez attentives à son cas. S’il peut exister hors de l’eau, c’est qu’il n’est pas de nature aquatique et que l’eau ne lui est pas nécessaire. Le cas du poisson en est la preuve, car, si on le sépare de l’eau, il ne peut plus rester en vie. » Soudain un vent violent s’éleva et gonfla les eaux. Le petit oiseau s’envola dans les hauteurs de l’air.
Les tortues dirent alors au juge : « Ta leçon a besoin d’être expliquée. » Le juge de leur dire : « Abu Tâlib al-Makki, sur la question de l’extase et de la crainte, déclare au sujet du prophète : « Lorsque Dieu le recouvrit, il fit cesser pour lui l’ordre de l’intellect ; il retira de lui l’être (kawn) et le lieu (makân). » Il dit encore : « Dans l’état d’extase, le lieu fut retiré du Prophète. » Et au sujet de Abû’l-Hasan ibn Salim, à propos de l’amour (mahabbat) en la station mystique de l’amitié divine (kholla), al-Makki déclare : « La vision directe lui apparut ; alors le lieu fut involué pour lui. » Les grands mystiques comptent dans l’ensemble des voiles la passion, le lieu, le corps. Hosayn ibn Mansur al-Hallaj dit au sujet du Prophète : « Il a cligné l’œil hors du Où. » Un autre disait : « Le soufi est au-delà des deux modes d’être et au-dessus des deux univers (matériel et spirituel). » Et tous sont d’accord sur ce point que, tant que le voile n’est pas levé, la vision ne se produit pas. Quant à cette Essence qui se présente dans le champ de la perception visionnaire, c’est quelque chose de créé et qui a un commencement dans l’être. »
Toutes les tortues poussèrent des clameurs. « Comment une Essence qui est localisée dans un lieu, pourrait-elle sortir du lieu ? Comment serait-elle soustraite aux directions spatiales ? » Le juge de répondre : « Mais c’est précisément pour cela que je viens de vous faire tout au long ce récit ! » Les tortues clamèrent toutes en chœur : « Nous te destituons, ô juge ! Tu es destitué. » Elles lui jetèrent de la boue et puis s’en furent chez elles.
Sohrawardi, L’Archange empourpré, tr. Henry Corbin, Paris, Fayard, 1976, pp. 421-422.