Saisir et absorber

Saisir et absorber (comme manger en général) sont des actes dont la psychologie n’a encore jamais été étudiée : tout cela va de soi pour nous. Il s’y produit beaucoup de phénomènes de nature énigmatique auxquels nous ne réfléchissons jamais. Il n’y a rien de plus archaïque en nous ; ces phénomènes ont beaucoup de points que nous partageons avec les animaux, mais nous ne les avons pas encore trouvés plus étonnants pour cela.

L’approche d’une créature par une autre, animée d’intentions hostiles à son égard, s’opère en une suite d’actes dont chacun a sa signification traditionnelle particulière. Il y a d’abord l’affût de la proie : celle-ci se trouve poursuivie longtemps avant de se rendre compte de notre intention. On la considère, l’observe et la surveille avec un sentiment de satisfaction et de plaisir ; elle est viande au regard, toute vivante qu’elle est ; si intensément et irrévocablement viande que plus rien ne pourrait détourner de l’atteindre. Tout ce temps pendant lequel on rôde autour d’elle on sent déjà combien elle vous appartient ; dès l’instant qu’on l’a définie proie, l’imagination l’a déjà absorbée.

L’affût est un état de tension si singulière que, même détaché, il peut acquérir une signification pour lui-même. On le prolonge ; par la suite, on s’y adonne comme absolument, indépendamment de la proie qui vous sollicite pour finir. Ce n’est pas impunément que l’homme se met à l’affût et s’adonne à la poursuite. Tout ce qu’il met activement en œuvre dans ce sens, il l’éprouve passivement lui-même, de la même manière ; mais avec plus de force, car son intelligence plus grande perçoit plus de dangers et accroît les tourments de la poursuite qu’il subit.

L’homme n’est pas toujours assez fort pour atteindre sa proie directement. Sa poursuite, informée et précise à sa manière, a abouti à des pièges extrêmement compliqués. Souvent il recourt aussi à la métamorphose, qui est son don original, et entre exactement dans le rôle de l’animal qu’il poursuit. Il sait si bien s’y prendre que l’animal s’y trompe. On peut appeler flatterie cette sorte d’affût. On dit à l’animal : « Je suis pareil à toi, je suis toi. Tu peux me laisser t’approcher. »

Après l’approche furtive et le bond (dont nous traiterons dans un autre contexte) se produit le premier contact. II est peut-être ce que l’on redoute le plus. Les doigts tâtent ce qui bientôt appartiendra tout entier au corps. L’investissement par les autres sens, vue, ouïe, odorat, est loin d’être aussi dangereux. Ils laissent encore un espace entre soi et la victime ; tant que cet espace subsiste, il reste une occasion d’échapper, rien n’est décidé. Mais en tant que contact, la palpation est l’avant-coureur de la dégustation. Dans le conte, la sorcière se fait tendre un doigt pour sentir si sa victime est assez grasse.

L’instant du contact concrétise le dessein d’un corps à l’égard de l’autre. Dans les formes les plus inférieures de vie ce moment a déjà quelque chose de décisif. Il contient l’effroi le plus archaïque ; nous en rêvons ; notre vie de civilisés n’est en tout qu’un effort pour l’éviter. Le rapport de force entre celui qui touche et celui qui est touché décide si la résistance sera abandonnée dès cet instant ou bien continuée ; mais plus décisive que le rapport de force réel est l’idée que s’en fait celui qui est touché. Le plus souvent, il cherchera encore à défendre sa peau ; il faut une puissance qui lui paraisse écrasante pour qu’il renonce à toute entreprise. Le contact définitif, celui auquel on se résigne parce que toute résistance, surtout future, paraît vouée à l’échec, a pris dans notre vie sociale la forme de l’arrestation. Il suffit de sentir sur son épaule la main de quelqu’un habilité à vous appréhender pour que l’on se rende d’ordinaire sans en venir vraiment aux mains. On se fait petit, on marche ; on se conduit avec résignation ; et pourtant il n’est pas toujours possible alors d’envisager la suite avec calme et confiance.

Le degré suivant de l’approche est la prise. Les doigts de la main forment un creux dans lequel ils essayent de serrer une partie de l’être touché. Ils le font sans se soucier des articulations, du tout organiquement lié de la proie. Il leur est indifférent, à ce stade, de la blesser ou non. Mais il faut que quelque chose de son corps entre dans l’espace ainsi formé, en gage de sa totalité. L’espace creusé dans la main recroquevillée est comme le parvis de la bouche et de l’estomac, par lesquels la proie est ensuite définitivement absorbée. Chez beaucoup d’animaux, c’est la gueule armée qui, au lieu de serres ou de mains, se charge immédiatement de saisir. Chez l’homme, la main qui ne lâche plus devient le véritable symbole de la puissance. « Il le tenait dans sa main », « il est entre les mains de Dieu », toutes les langues connaissent et emploient fréquemment de ces expressions.

Dans l’opération de saisir elle-même, l’important est la pression qu’exerce la main humaine. Les doigts se resserrent autour de leur prise, le creux où ils l’ont forcée se rétrécit. On veut palper la proie par toute la surface interne de la main, là sentir plus fortement. La légèreté et la douceur du contact ont commencé par s’étaler, puis se sont renforcées et finissent par se concentrer jusqu’à ce que l’on tienne le morceau aussi serré qu’il le tolère. Ce genre de pression l’a emporté sur la lacération par les griffes. On pratiquait encore la lacération dans certains cultes antiques ; mais elle passait pour bestiale ; c’était un jeu d’animaux. Quand c’était sérieux, longtemps les dents avaient depuis pris le relais.

La pression peut aller jusqu’à l’écrasement. Jusqu’où-poussera-t-on la pression, sera-ce jusqu’à l’écrasement réel, cela dépend du danger représenté par la proie. A-t-il fallu soutenir un dur combat avec elle, vous a-t-elle gravement menacé, rendu furieux ou même blessé, on aimera le lui faire sentir et la serrer plus fort qu’il ne serait nécessaire pour s’en garantir.

Mais plus encore que le danger et la rage, c’est le mépris qui pousse à écraser. On écrase quelque chose de très petit, qui ne compte guère, un insecte, parce qu’on ne saurait pas autrement ce qu’il en est advenu. La main humaine ne peut former un creux assez étroit pour cela. Mais, compte non tenu de ce que l’on veut se débarrasser d’un esprit tourmenteur, et savoir aussi que l’on s’en est bien débarrassé, ce comportement envers une mouche ou une puce trahit le mépris de tout ce qui est absolument sans défense, vit dans un tout autre ordre de grandeur et de puissance que nous, qui n’avons rien de commun avec lui, ne nous transformons jamais en lui, ne le craignons pas sauf s’il se montre soudain en masse. La destruction de ces créatures minuscules est le seul acte de violence qui, même en nous reste absolument impuni. Leur sang ne retombe pas sur notre tête, n’appelle pas le nôtre. Nous ne regardons pas leur œil mourant. Nous ne les mangeons pas. Nous ne les avons jamais intégrées, du moins en Occident, dans le règne croissant, quoique assez peu effectif, de l’humanité. En un mot, elles sont hors-la-loi. Que je dise à quelqu’un : « Je vais t’écraser à main nue », j’exprime ainsi le plus grand mépris que l’on puisse imaginer, car c’est dire : « Tu es un insecte. Tu n’es rien pour moi. Je peux faire de toi ce que je veux, et même alors tu n’es rien pour moi. Tu n’es rien pour personne. On peut t’anéantir impunément. Personne ne s’en apercevrait. Personne n’en tiendrait compte. Moi non plus. »

Le degré suprême de destruction par la pression, le broiement, n’est plus possible à la main, trop molle. Le broiement réclame une très forte supériorité mécanique, un dessus et un dessous durs entre lesquels on broie. Les dents font ici ce que ne peuvent les mains. Généralement, on ne pense plus à quelque chose de vivant quand on parle de broiement ; le processus lui-même est déjà largement tombé au niveau de l’inorganique. On emploiera plutôt le mot en l’associant aux catastrophes naturelles ; de grands rochers qui se détachent peuvent broyer des créatures beaucoup plus petites. On emploiera bien l’expression figurément, mais sans la prendre vraiment au sérieux. Elle emporte l’idée de puissance destructrice, ne relevant pas proprement de l’homme, mais de ses outils. Il y a quelque chose de réique dans le broiement ; le corps, en tant qu’extériorité, n’en est pas capable à lui seul, et y renonce généreusement. Son pouvoir le plus fort est la poigne « d’acier ».

Elias Canetti, Masse et puissance, trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1966, pp.216-218.

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