« Souvenirs d’une molécule »

Nous nous trouvons pris dans des segments de devenir, entre lesquels nous pouvons établir une espèce d’ordre ou de progression apparente : devenir-femme, devenir-enfant ; devenir-animal, végétal ou minéral ; devenirs moléculaires de toutes sortes, devenirs-particules. Des fibres mènent des uns aux autres, transforment les uns dans les autres, en traversant les portes et les seuils. Chanter ou composer, peindre, écrire n’ont peut-être pas d’autre but : déchainer ces devenirs. Surtout la musique ; tout un devenir-femme, un devenir-enfant traversent la musique, non seulement au niveau des voix (la voix anglaise, la voix italienne, le contre-ténor, le castrat), mais au niveau des thèmes et des motifs : la petite ritournelle, la ronde, les scènes d’enfance et les jeux d’enfant. L’instrumentation, l‘orchestration sont pénétrées de devenirs-animaux, devenirs-oiseau d’abord, mais bien d’autres encore. Les clapotements, les vagissements, les stridences moléculaires sont là dès le début, même si l’évolution instrumentale, jointe à d’autres facteurs, leur donne de plus en plus d’importance aujourd’hui, comme la valeur d’un nouveau seuil du point de vue d’un contenu proprement musical : la molécule sonore, les rapports de vitesse et de lenteur entre particules. Les devenirs-animaux se jettent dans des devenirs moléculaires. […]

Nous dirions que la ritournelle est le contenu proprement musical de la musique, le bloc de contenu propre à la musique. Un enfant se rassure dans le noir, ou bien bat des mains, ou bien invente une marche, l’adapte aux traits du trottoir […]. Tra la la. Une femme chantonne, « je l’entendais se chantonner un air à voix basse doucement ». Un oiseau lance sa ritournelle. La musique tout entière est traversée du chant des oiseaux, de mille manières, de Jannequin à Messiaen. Frrr, Frrr. La musique est traversée de blocs d’enfance, et de féminité. La musique est traversée de toutes les minorités, et pourtant se compose d’une puissance immense. Ritournelles d’enfants, de femmes, d’ethnies, de territoires, d’amour et de destruction : naissance du rythme. […]

Le motif de la ritournelle peut être l’angoisse, la peur, la joie, l’amour, le travail, la marche, le territoire…, mais la ritournelle, elle, est le contenu de la musique. Nous ne disons pas du tout que la ritournelle soit l’origine de la musique, ou que la musique commence avec elle. On ne sait pas trop quand commence la musique. La ritournelle serait plutôt un moyen d’empêcher, de conjurer la musique ou de s’en passer. Mais la musique existe parce que la ritournelle existe aussi, parce que la musique prend, s’empare de la ritournelle comme contenu dans une forme d’expression, parce qu’elle fait bloc avec elle pour l’emporter ailleurs. […]

La situation de la peinture est-elle semblable, et de quelle façon ? Nous ne croyons nullement à un système des beaux-arts, mais à des problèmes très différents qui trouvent leurs solutions dans des arts hétérogènes. L’Art nous paraît un faux concept, uniquement nominal ; ce qui n’empêche pas la possibilité de faire usage simultané des arts dans une multiplicité déterminable. La peinture s’inscrit dans un « problème » qui est celui du visage-paysage. La musique, dans un tout autre problème, qui est celui de la ritournelle.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris Éditions de Minuit, 1980, p. 333-369.

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