Tapis volants
Les Mille et Une Nuits débordent de tapis, qui donnent souvent lieu à un véritable cérémonial. Tout, pour ainsi dire, se déroule sur des tapis. C’est sur un tapis que Salomon vole à la bataille contre les génies rebelles, tandis que les oiseaux passent au-dessus comme des flèches et que les bêtes sauvages marchent au-dessous pour profiter de son ombre. L’amante rusée se glisse à l’intérieur du tapis pour s’introduire auprès de son seigneur ; le tapis enroulé dissimule des cadavres (horreur parfaite de l’Histoire des trois pommes !) ; sur le tapis on dort, on s’aime, on joue des instruments les plus délicats, mais surtout on raconte des histoires et on prie. « Regardant avec timidité par la porte, elle découvrit un minuscule oratoire ; agenouillé sur un tapis, un jeune homme récitait d’une voix harmonieuse les versets du Coran. »
Il s’agit là du petit, du léger tapis de prière que le pieux musulman emporte avec lui dans ses voyages, de manière à disposer partout, pendant ses invocations quotidiennes au nombre de cinq, de la pureté d’un espace à part, que n’a foulé nul pied infidèle. L’arc cintré est celui de la niche de prière qu’il doit tourner en direction de La Mecque, synthèse rituelle d’une mosquée avec une lampe votive suspendue au centre, ou l’amphore lustrale renversée de laquelle il pleut des fleurs, trois œillets selon l’usage. C’est un verset du Coran qui fournit presque toujours la décoration la plus bizarrement, la plus lyriquement éloquente. Les canons métaphysiques enserrent dans leurs liens le tapis islamique et son horreur de la figuration : comme toute œuvre d’art au savoir consommé, ils l’emprisonnent dans la cruelle beauté d’une stylisation hautaine, héritage et récompense d’une longue tradition contemplative.
Mais pourquoi le tapis vole-t-il ? Dans les récits traditionnels de l’Occident, il arrive certes qu’une princesse se réveille dans son lit, « à mille lieues du royaume de son père, dans un palais inconnu d’elle » ; quant au cheval ailé, créature astrale et fatidique, on le rencontre sous de nombreuses latitudes. Mais le tapis volant reste unique, merveilleusement inexplicable.
Des livres fascinants sur l’art du tapis répondent désormais comme des oracles à la plupart des questions qu’on se pose à propos de la généalogie et de la signification de ces espaces de laine aux nœuds étroitement serrés puis coupés à ras, qui étalent devant nous leurs enchevêtrements narratifs et ardents, leurs motifs d’une pure géométrie mentale. Ils nous parlent, ces livres de tapis vieux de dix-neuf siècles, parmi lesquels ce tapis persan retrouvé intact dans une tombe royale des Monts Altaï, dont le voyage de dix mille kilomètres nous permet de croire avec certitude à l’invraisemblable Route de la Soie. Sous nos yeux s’agrandit le territoire immémorial du tapis, qui est en fin de compte le territoire des Mille et Une Nuits, dont les récits sont tissés par les mêmes migrations et les mêmes mélanges : entre Turcs et Grecs, Hébreux et Persans, Arabes et Gitans d’Égypte, Syriens, Arméniens, Circassiens, Kurdes, Turkmènes, Tartares et Mongols. Et c’est le même entassement géologique de millénaires : du mythique tapis de Ctésiphon au tapis moderne, invariablement semblable à l’antique.
« Climat sec et rude, abondance de laines et de troupeaux, nécessité d’un transport facile et rapide » rapprochent les techniques et les esthétiques. Les divers plans de la vie intime et spirituelle se fondent dans le tapis, ils en font une miniature délicieusement complète de la tradition, qui n’exclut aucun objet pourvu qu’il soit contemplé dans sa plus grande pureté.
Qui, d’ordinaire, tissait les tapis ? Les cités de l’antique Perse – province d’élection du tapis, bien que cet art soit aussi vaste et divers que l’Orient lui-même – créent des écoles et les diffusent, partout où se trouvent des sources d’eau pure. Les « maîtres du tapis », ces bardes itinérants du métier à tisser, passent comme les anciens conteurs de village en village, de région en région, prodiguant aux artisans locaux les trésors de leur prodigieuse mémoire, dépositaire d’innombrables motifs de composition. Et partout l’on trouve le visionnaire isolé, celui qui recueille dans le creux de la main les songes des générations : un nomade qui a beaucoup vu et beaucoup retenu dans son cœur ; un tisserand réduit en esclavage et arraché à sa patrie, dont la nostalgie que servent des mains ailées est achetée à prix d’or ; un poète qui saisit des rapports, harmonise des figures avec l’instinct du rythme des objets et des styles spirituels, un instinct discriminant et sans faille ; un mystique enfin, qui apporte avec son tapis la prière et le jeûne, qui dédie l’ex-voto symbolique, inspiré par sa dévotion, à Celui qui, pendant qu’il nouait et coupait les laines multicolores, voulut passer dans la trame un rayon de sa splendeur. Le génie, en un mot, qui est toujours génie de la race comme son nom l’indique : un esprit habité par un démon, qui mêle hardiment, pour les unifier, les énergies biologiques, intellectuelles, spirituelles dont il est l’héritier. Le superbe spécimen humain capable de nouer les dix mille nœuds du tapis de Senneh dans un décimètre carré d’espace en restant fidèle à la vision d’ensemble d’un bois où le jasmin blanc procure de la fraîcheur aux hérons et aux flamants roses : « l’éternel dans un espace microscopique », qui devrait nous consterner si nous comparions un seul instant les méditations dont l’offrande anonyme de jadis revêtait le sol sur lequel l’homme posait le pied, et ce que notre indigence d’aujourd’hui élève à la hauteur de ses yeux.
Ils nous révèlent, ces livres enchanteurs, ce qu’il nous semblait savoir depuis toujours, car ce qui n’admet qu’une seule lecture n’exerce pas de fascination durable, et le tapis oriental est l’un des rares objets en compagnie duquel (selon une définition fameuse du grand art) on pourrait rester en prison pendant des années sans devenir fou – ils nous révèlent que le tapis est en fait un langage et que, lorsqu’on en possède la clé, on peut lire un bukara comme un vivant, un resplendissant poème : de la même façon qu’un ami héraldiste se mit à lire un jour sur les murs d’une église, avec une aisance merveilleuse, les sagas familiales embrouillées que racontait une suite de vieilles armoiries.
Les traditions ont une invincible horreur du vague, du sentimental et du gratuit ; leurs préceptes et leurs contraintes, transmis à l’artisan le plus humble, lui interdisent implicitement toute fantaisie. Comme la parabole ou la fable le tapis ne traite obstinément que du réel et ce n’est qu’en vertu du réel qu’il atteint les constructions géométriques de l’esprit, les mathématiques contemplatives. Parler de symbolisme à propos du tapis est aussi infantile qu’à propos de la parabole et de la fable, puisque le sens manifeste et le sens caché ont des liens aussi étroits que la chaîne et la trame, et que chaque homme lira en eux – comme dans ces histoires d’un maître ancien, dont chaque auditeur n’entendait qu’une partie, mais parfaite et entière – le message qui n’est destiné qu’à lui et à personne d’autre.
Sur cette subjective objectivité l’esprit qui contemple un tapis peut se reposer avec délices, comme dans un bois qu’anime une source cachée. Les savantes mesures, le dessin concentrique, la pureté revigorante des couleurs distillées par la nature et rafraîchies par des eaux vives, font du tapis un objet d’extase, digne quelquefois du mandala sacré avec lequel il entretient des rapports subtils. Les inépuisables combinaisons d’un hasard jamais aléatoire en font d’autre part une langue morte suprêmement vivante : nous possédons la clé de quelques phrases, mais jamais du discours en son entier, que seul le recours à d’autres langues peut nous révéler, et le nomadisme multiplie à l’infini les chicanes des significations. Si le triangle suggère en Chine l’accomplissement du désir, en Asie centrale il ne pourra figurer que la tente du nomade ; le scorpion indien est l’amulette qui préserve de la lèpre, mais dans le Caucase il exprime le courage plein de mépris de celui qui se donne la mort avant de se rendre, et en Chine – avec secret, avec raffinement – il dit l’insatisfaction du lettré. Proscrivant la représentation d’êtres animés, l’orthodoxie islamique juxtapose le monde allusif des symboles et les motifs naturels. Dans une ville située sur l’itinéraire des caravanes, un artisan caucasien n’hésitera pas à marier, avec une délicieuse insouciance, la niche de prière et des symboles métaphysiques empruntés au bouddhisme, et il rendra la lecture plus douteuse encore quand il imaginera d’y mêler, dans une intention votive, ses instruments de travail : peignes d’os et baguettes en bois.
Comme dans l’ancienne liturgie, ce sont les couleurs qui fournissent au tapis ses premiers symboles. Le jaune d’or extrait du sumac, vieux gage de fortune et de grandeur qui répand le soleil à nos pieds, est offert au seigneur indien en quête de repos. Le vert qui resplendit dans l’étendard du prophète comme sur le turban du fidèle sanctifié par le pèlerinage à La Mecque, est réservé en Turquie au tapis de prière. Le bleu, l’essence distillée en Perse à partir de l’indigo, évoque lorsqu’il est sombre la méditation sur l’éternel, lorsqu’il est pâle la mélancolie amoureuse ; quant au noir cinglant et agressif, image de révolte, il est la teinte virile par excellence, qui fut choisie pour emblème par les hordes mongoles.
C’est sur ce champ poétique élémentaire qu’est tissé le discours des figures : la subtilité divine du lézard, la régénération spirituelle de la pomme de pin, la fortune capricieuse qui s’enfuit, flèche délirante dans le vol de la chauve-souris. La félicité spirituelle est enfermée dans le vase chinois, la mort douce dans l’orchidée, le dragon à cinq pattes rappelle la majesté formidable qui terrifia Confucius à la vue de l’empereur. Le symbole serre l’absolu sans cesse de plus près : dans la coupe du lotus, dans l’arbre de vie pareil à un candélabre en flammes – axe du monde, voie verticale entre l’homme et la divinité –, dans le paon immortel qui ouvre plus d’une fois le cercle infini de sa roue sur les sarcophages chrétiens des premiers siècles. Dans les provinces chrétiennes de l’Asie, où le monde animal était exclu des tapis de cérémonie qui ornaient les églises, la niche de prière elle-même pouvait être stylisée en un portail de cathédrale ou une mitre d’évêque : l’écriture secrète du tapis d’Orient se retrouvait à son tour dans la décoration des églises. Et jusque dans les terres des Médicis, dont le mépris de l’exotisme limita les cargaisons des navires aux épices et aux livres grecs, quelqu’un a pu reconnaître l’influence des tapis : sur la façade, par exemple, de la Badia Fiesolana. Et s’ils ne voulurent jamais dissimuler sous des tapis orientaux l’élégance ascétique de leurs pavements de terre cuite, ces Florentins austères en peignirent de magnifiques aux pieds de leurs Madones.
Le mutisme hautain des figures géométriques, des plus simples (le carré chinois dont un côté manque, porte ouverte à l’hospitalité) aux plus emblématiques (trois sphères disposées en triangle, allusion aux nuages et au tonnerre, devise de Gengis Khan), se complique merveilleusement dans les arabesques de l’écriture classique ou dans sa version anguleuse, l’écriture coufique, si volontiers confondue avec la pure et simple décoration. « Qu’elle me jette à ses pieds, qu’elle me piétine, ma navette a tracé autour d’elle cent formules de gloire dans chaque langue », telle est la geste amoureuse racontée de façon occulte par un tapis persan du XVIe siècle conservé à Munich. Un autre, à Milan, tient un autre langage : « Ici se trouve un sentier qui mène à la source de vie et les bêtes féroces elles-mêmes y possèdent un refuge. »
Par nature la poésie passe de forme en forme, et les motifs du tapis disparaissent parfois l’un dans l’autre, l’un derrière l’autre, à la manière des acrostiches. Dans ce qui semble à première vue une simple frise grecque, rouge et noire, affleure tranquillement la gueule monstrueuse d’une bête sauvage dans laquelle bourgeonne un arbuste, et le chardonneret qui s’apprête à prendre gracieusement son envol est dissimulé par une feuille, sur la branche d’où il s’élance. Comme dans la poésie, le passage ne se fait pas seulement d’une forme à une autre, mais d’un règne à un autre : l’illustre, la mystérieuse palmette ovale si répandue dans le tapis d’Orient, le boteh, est tour à tour flamme, amande ou perle, et jamais symétrique, soumise aux légères et sublimes distorsions de la nature elle s’incurve ici à droite, là à gauche, réunissant dans ces irrégularités délicieuses l’essence commune aux trois règnes. Les bordures elles-mêmes sont éloquentes, à commencer par le nombre des bords, qui peut aller jusqu’à douze ou treize, enceinte à l’intérieur d’une enceinte, discours à l’intérieur du discours. Une hiérarchie d’allusions est assignée à la succession des bords, de l’intérieur vers l’extérieur.
En dépit de ces complications paléographiques, il n’est pas impossible de deviner maintenant dans un tapis nuptial de Kiss Ghiordès (localité connue pour son art particulier de nouer les fils du tapis) le dédoublement, sur un fond rose tendre, de la niche et de la lampe de prière placées en opposition et entourées, dans des tons aussi doux que ceux de la faïence, par des tulipes qui sont des présages de prospérité, des œillets qui sont des signes de sagesse, à l’intérieur d’une bordure d’un vert oxydé, aux larges dents de scie, qui scelle de façon inattendue l’intimité du carré, menacée par les hauteurs de la montagne sacrée. Dans un tapis caucasien affleure le thème, célébré avec une suprême élégance, du courage viril : une foule anguleuse, hypnotisante, bleu-vert mystique et rouge intense, de scorpions stylisés, d’arcs et de flèches décochées, autant de traits qui contrastent cruellement avec le fond de velours fauve que donne la laine du chameau. Et c’est sans doute une exigeante pureté rituelle qui élimina d’un tapis d’Asie mineure la lampe et même l’amphore de la niche de prière, afin qu’aucune figure ne vienne violer le vert ineffable du milieu, qui tient de l’ombre et de l’eau ; quant au chant profond des louanges, il est confié aux grenats de la rose et à l’azur des poissons, couleurs spirituelles qui enferment cet espace en d’immenses bordures.
Mais pourquoi le tapis vole-t-il ?
L’arabe classique nous apprend que le papillon et le tapis ont la même origine, et la fascination qu’exercent leurs couleurs n’est sans doute pas la seule raison. L’art de tisser et de nouer les fils renvoie de lui-même aux aventures ourdies à l’intention des hommes par des mains invisibles. Et l’on sait comment le mot grec désignant l’instant sans retour, qui doit être cueilli comme une fleur miraculeuse – le kairos –, sert aussi à définir une autre notion indéfinissable : le lumineux, le bref intervalle entre la chaîne et la trame, dans lequel la navette s’enfonce comme un éclair, comme la lame mortelle entre les deux pièces d’une armure.
Mais pourquoi le tapis vole-t-il ?
Un livre plein de sagesse, qui rapporte à peu près tout ce que la Perse classique – et surtout la Perse mystique – nous a enseigné au sujet des fils qui courent entre la terre et le ciel, nous donne peut-être au passage, et comme négligemment, la minuscule clé d’or qui permet d’accéder à l’ultime « chambre du tapis », cette réduction ironique d’une terre qui peut voler. Le livre fait allusion à une recomposition spirituelle de l’Éden, ou plus précisément d’un monde antérieur à l’Éden, où la pierre et l’étoile, la rose et le cristal, la source et l’épine, la bête féroce et l’animal délicat appartiennent à une dimension qui les contient toutes, et l’on dirait que la quatrième n’est pas la dernière. Il est question de cités d’émeraude – Jabalqua et Jabarsa aux mille portes – où sont représentées à l’infini (précisément comme dans un tapis persan) « les différentes sortes d’images originelles hiérarchisées selon leur finesse ou leur densité ». De telles villes couronnent pour ainsi dire le Mont Kaf, à la fois le centre du monde et sa circonférence, auquel il est si souvent fait allusion dans Les Mille et Une Nuits : il est le cœur de cette labyrinthique cosmogonie qu’est L’Histoire de Hasib el Karim ou de la Reine des Serpents. Comme celle du tapis, la superficie de la ville est carrée elle aussi, indice de perfection et de totalité.
Que le tapis oriental veuille offrir un miroir de la divine fraîcheur d’un monde sans faute, c’est ce que nous disent du reste les quatre fleuves paradisiaques qui naissent parfois de la niche de prière : de la même façon, dans les mosaïques chrétiennes, métamorphosées dans les sources cristallines des Évangiles, ils naissent de la roche sur laquelle se dresse l’Agneau, ou bien ils traversent tragiquement le manteau cosmique de l’évêque byzantin. Les mystiques chrétiens voyaient dans le jardin mystérieux du Cantique une image du jardin de l’innocence, où l’âme n’a pas d’autre occupation que de « surveiller depuis le début du printemps la croissance des fleurs ».
N’est-ce pas de toute façon par degrés que l’intrépide voyageur, celui qui se recueille pour prier sur le tapis, parvient à ces terres transfigurées, ces terres de vision, qu’elles soient édéniques ou antérieures à l’Éden ? « Ici se trouve le sentier qui mène à la source de vie… »
Il est raisonnable que les méditations de ces hommes finissent quelquefois par des lévitations, par ces envols dans lesquels le corps semble une flèche décochée par l’arc tendu de l’esprit ravi à lui-même. Un saint Joseph de Copertino est peut-être la plus grande preuve vivante de ces sortes d’états, si courants dans l’histoire de la contemplation occidentale. La danse contemplative de saint Dominique, ne touchant plus la terre que par la pointe des orteils, mains tendues et jointes au-dessus de la tête, en offre une image encore plus graphique. Les deux énigmes se résoudraient alors, mutuellement et simultanément : le tapis vole parce qu’il est une terre spirituelle, et les dessins du tapis annoncent cette terre retrouvée dans l’envol spirituel. Non pas Iram des colonnes, périlleuse tentative d’imiter l’inimitable, mais l’humble souvenir et le présage de son modèle.
Cristina Campo, Les impardonnables, tr. F. de Martinoir, J.-B. Para, G. Macé, Paris, Gallimard, « Tel » 1998.