Une administration émotive
Et j’en arrive à une caractéristique de notre appareil administratif. Dans la mesure même où il est précis, il est également d’une extrême sensibilité. Lorsqu’une affaire a été très longuement étudiée, il peut arriver, avant même que ces études soient terminées, que soudain, d’un endroit imprévisible et que d’ailleurs on ne localisera plus non plus par la suite, jaillisse comme l’éclair une décision, qui met à l’affaire un terme qui, pour être généralement judicieux, n’en est pas moins arbitraire. C’est comme si l’appareil administratif ne pouvait plus supporter la tension, l’excitation provoquée des années durant par la même affaire, peut-être minime en elle-même, et comme s’il prenait cette décision par lui-même, sans que les fonctionnaires n’y soient pour rien. Naturellement, il ne s’est pas produit de miracle et il est sûr que quelque fonctionnaire a rédigé cette décision, ou pris une décision non rédigée, mais en tous les cas, vu de là où nous sommes, vu d’en bas, et même vu du service concerné, on ne peut déterminer quel fonctionnaire a décidé dans ce cas ni pour quelles raisons. Seuls les services de contrôle le déterminent, et seulement beaucoup plus tard ; à ce moment-là, on nous en dit rien et d’ailleurs cela n’intéresserait guère plus personne. Or, il se trouve, encore une fois, que ces décisions sont généralement excellentes ; leur seul inconvénient étant qu’on les apprend trop tard, du train où vont ces choses, et qu’entre-temps on continue à débattre avec passion d’affaires tranchées depuis longtemps.
Franz Kafka, Le Château, tr. B? Lortholary, Paris, GF Flammarion, 1984, pp. 97-98.