À vélo
Mais à propos du désir d’un frère je dirai que m’étant réveillé entre onze heures et midi (j’entendis l’angélus, rappelant l’incarnation, peu de temps après) je résolus d’aller voir ma mère. Il fallait, pour me résoudre à aller voir cette femme, des raisons présentant un caractère d’urgence, et ces raisons, puisque je ne savais quoi faire, ni où aller, ce fut pour moi un jeu d’enfant, d’enfant unique, de m’en remplir l’esprit, jusqu’à ce que toute autre préoccupation en fût bannie et que je me prisse à frémir à la seule idée que je pourrais en être empêché de m’y rendre, je veux dire chez ma mère, séance tenante. Je me levai par conséquent, ajustai mes béquilles et descendis sur la route, où je trouvai ma bicyclette (tiens je ne m’attendais pas à ça) à l’endroit même où j’avais dû la laisser. Cela me permet de remarquer que, tout estropié que j’étais, je montais à bicyclette avec un certain bonheur, à cette époque. Voici comment je m’y prenais. J’attachais mes béquilles à la barre supérieure du cadre, une de chaque côté, j’accrochais le pied de ma jambe raide (j’oublie laquelle, elles sont raides toutes les deux à présent) à la saillie de l’axe de la roue avant et je pédalais avec l’autre. C’était une bicyclette acatène, à roue libre, si cela existe. Chère bicyclette, je ne t’appellerai pas vélo, tu étais peinte en vert, comme tant de bicyclette de ta promotion, je ne sais pourquoi. Je la revois volontiers. J’aurais plaisir à la détailler. Elle avait une petite corne ou trompe au lieu du timbre à la mode de vos jours. Actionner cette corne était pour moi un vrai plaisir, une volupté presque. J’irai plus loin, je dirai que si je devais dresser le palmarès des choses qui ne m’ont pas trop fait chier au cours de mon interminable existence, l’acte de corner y occuperait une place honorable. Et quand je dus me séparer de ma bicyclette j’en enlevai la corne et la gardai par-devers moi. Je l’ai toujours je crois, quelque part, et si je ne m’en sers plus, c’est qu’elle est devenue muette. Même les automobilistes d’aujourd’hui n’ont pas de cornes, dans le sens où je l’entends, ou rarement. Quand j’en repère une, dans la rue, par la vitre baissée d’une automobile en stationnement, souvent je m’arrête et l’actionne. Il faudrait récrire tout cela au plus-que-parfait. Parler de bicyclettes et de cornes, quel repos. Malheureusement ce n’est pas de cela qu’il s’agit mais de celle qui me donna le jour, par le trou de son cul si j’ai bonne mémoire. Premier emmerdement. J’ajouterai donc seulement que tous les cent mètres à peu près je m’arrêtais pour me reposer les jambes, non seulement les jambes. Je ne descendais pas à proprement dire de selle, je restai à califourchon, les deux pieds par terre, les bras sur le guidon, la tête sur les bras, et j’attendais de me sentir mieux. Mais avant de quitter ces sites enchanteurs, suspendus entre la montagne et la mer, abrités de certains vents et ouverts à tout ce que le midi apporte, dans ce pays damné, de parfums et de tiédeurs, je m’en voudrais de taire le terrible cri des râles qui courent la nuit dans les blés, dans les prairies, pendant la belle saison, en agitant leur crécelle. Cela me permet, par surcroît, de savoir quand débuta cet irréel voyage, pénultième d’une forme pâlissante entre formes pâlissantes, et que je déclare sans autre forme de procès avoir débuté dans la deuxième ou troisième semaine de juin, au moment c’est-à-dire pénible entre tous où sur ce qu’on appelle notre hémisphère l’acharnement du soleil atteint son maximum et que la clarté arctique vient pisser sur nos minuits.
Samuel Beckett, Molloy, Paris, Minuit, 1951, pp.19-21.