Au commissariat
Là je descendis de selle, conformément au règlement. Oui, pour entrer dans la ville et pour en sortir la police exige que les cyclistes descendent de selle, que les automobiles se mettent en première vitesse, que les hippomobiles n’avancent qu’au pas. La raison de cette ordonnance est je crois la suivante, que les voies d’accès, et bien entendu de sortie, de cette ville sont étroites et obscurcies par d’immenses voûtes, sans exception. C’est une bonne règle et j’y obtempère avec soin, malgré le mal que j’ai à avancer en me servant de mes béquilles et en poussant ma bicyclette en même temps. Je m’arrangeais. Il fallait y penser. Ainsi nous franchîmes cette passe difficile, ma bicyclette et moi, en même temps. Mais un peu plus loin je m’entendis interpeller. Je levai la tête et vis un agent de police. C’est là une façon elliptique de parler, car ce ne fut que plus tard, par voie d’induction, ou de déduction, je ne sais plus, que je sus ce que c’était. Que faites-vous là ? dit-il. J’ai l’habitude de cette question, je la compris aussitôt. Je me repose, dis-je. Vous vous reposez, dit-il. Je me repose, dis-je. Voulez-vous répondre à ma question ? s’écria-t-il. Voilà ce qui m’arrive régulièrement quand je suis acculé à la confabulation, je crois sincèrement avoir répondu aux questions qu’on me pose et en réalité il n’en est rien. Je ne rétablirai pas cette conversation dans tous ses méandres. Je finis par comprendre que ma façon de me reposer, mon attitude pendant le repos, à califourchon sur ma bicyclette, les bras sur le guidon, la tête sur les bras, attentait à je ne sais plus quoi, à l’ordre, à la pudeur. J’indiquai modestement mes béquilles et hasardai quelques bruits sur mon infirmité, qui m’obligeait à me reposer comme je le pouvais, plutôt que comme je le devais. Je crus comprendre alors qu’il n’y avait pas deux lois, l’une pour les bien portants et l’autre pour les invalides, mais une seule, à laquelle devaient se plier riches et pauvres, jeunes et vieux, heureux et tristes. C’était un beau parleur. Je fis remarquer que je n’étais pas triste. Qu’est-ce que j’avais dit là ! Vos papiers, dit-il, je le sus un instant plus tard. Mais non, dis-je, mais non. Vos papiers ! s’écria-t-il. Ah mes papiers. Or les seuls papiers que je porte sur moi, c’est un peu de papier journal, pour m’essuyer, vous comprenez, quand je vais à la garde-robe. Oh je ne dis pas que je m’essuie chaque fois que je vais à la garde-robe, non, mais j’aime être en mesure de le faire, le cas échéant. Cela est naturel, il me semble. Affolé je sortis ce papier de ma poche et le lui mis sous le nez. Le temps était au beau. Nous prîmes par des petites rues ensoleillées, peu passantes, moi sautillant entre mes béquilles, lui poussant délicatement ma bicyclette, de sa main gantée de blanc. Je ne – je ne me sentais pas malheureux. Je m’arrêtai un instant, je pris cela sur moi, levai la main et touchai le dôme de mon chapeau. Il était brûlant. Je sentais se retourner sur notre passage des visages gais et calmes, visages d’hommes, de femmes, d’enfants. Il me sembla entendre, à un moment donné, une musique lointaine. Je m’arrêtai, pour mieux l’écouter. Avancez, dit-il. Écoutez, dis-je. Avancez, dit-il. On ne me permettait pas d’écouter de la musique. Cela aurait pu provoquer un attroupement. Il me donna une bourrade dans le dos. On m’avait touché, oh pas la peau, mais quand même, ma peau l’avait senti, ce dur poing d’homme, à travers ses couvertures. Tout en avançant de mon pas le meilleur je me donnais à cet instant doré, comme si j’avais été un autre. C’était l’heure du repos, entre le travail du matin et celui de l’après-midi. Les plus sages peut-être, allongés dans les squares ou assis devant leur porte, en savouraient les langueurs finissantes, oublieux des soucis récents, indifférents aux proches. D’autres au contraire en profitaient pour tirer des plans, la tête dans les mains. Y en avait-il un seul pour se mettre à ma place, pour sentir combien j’étais peu, à cette heure, celui dont j’avais l’air, et dans ce peu quelle puissance il y avait, d’amarres tendues à péter. C’est possible. Oui, je tirais vers ce faux profond, aux fausses allures de gravité et de paix, je m’y élançais de tous mes vieux poisons, en sachant que je ne risquais rien. Sous le ciel bleu, sous l’œil du gardien. Oublieux de ma mère, libéré des actes, fondu dans l’heure des autres, me disant répit, répit. Arrivé au poste, je fus introduit auprès d’un fonctionnaire étonnant. Vêtu en civil, en bras de chemise, il était vautré dans un fauteuil, les pieds sur son bureau, un chapeau de paille sur la tête et sortant de la bouche un objet mince et flexible que je n’arrivai pas à identifier. Ces détails, j’eus le temps de les enregistrer, avant qu’il me congédiât. Il écouta le rapport de son subordonné, puis se mit à m’interroger sur un ton qui, au point de vue de la correction, laissait de plus en plus à désirer, à mon idée. Entre ses questions et mes réponses, je parle de celles méritant qu’on les prît en considération, il y avait des intervalles plus ou moins longs et bruyants. J’ai si peu l’habitude qu’on me demande quelque chose que lorsqu’on me demande quelque chose je mets du temps à savoir quoi. Et le tort que j’ai, c’est qu’au lieu de réfléchir tranquillement à ce que je viens d’entendre, et que j’entends parfaitement bien, ayant l’ouïe assez fine, malgré sa vétusté, je me dépêche de répondre n’importe quoi, de crainte probablement que mon silence ne porte à son comble la colère de mon interlocuteur. Je suis un craintif, toute ma vie j’ai vécu dans la crainte, celle d’être battu. Les insultes, les invectives, je les supporte facilement, mais aux coups je n’ai jamais pu m’habituer. C’est drôle. Même les crachats me font encore de la peine. Mais qu’on soit un peu doux avec moi, je veux dire qu’on se retienne de me brutaliser, et il est rare que je n’arrive pas à donner satisfaction, en fin de compte. Or le commissaire se contentait de me menacer d’une règle cylindrique, de sorte qu’il eut l’avantage d’apprendre, peu à peu, que je n’avais pas de papiers dans le sens où ce mot avait un sens pour lui, ni occupation, ni domicile, que mon nom de famille m’échappait pour le moment et que je me rendais chez ma mère, aux crochets de qui j’agonisais. Pour ce qui était de l’adresse de cette dernière, je l’ignorais, mais savais très bien m’y rendre, même dans l’obscurité. Le quartier ? Celui des abattoirs, mon prince, car de la chambre de ma mère, à travers les fenêtres fermées, plus fort que son babil, j’avais entendu le rugissement des bovins, ce mugissement violent, rauque et tremblé qui n’est pas celui des pâturages, mais celui des villes, des abattoirs et marchés aux bestiaux. Oui, réflexion faite je m’étais peut-être un peu avancé en disant que ma mère habitait près des abattoirs, car cela pouvait aussi bien être le marché aux bestiaux, près duquel elle habitait. Tranquillisez-vous, dit le commissaire, c’est le même quartier. Le silence qui suivit ces aimables paroles, je l’employai à me tourner vers la fenêtre, sans rien voir vraiment, car j’avais fermé les yeux, offrant seulement à cette douceur de bleu et d’or le visage et la gorge, et l’esprit vide aussi, ou presque, car je devais me demander si je n’avais pas envie de m’asseoir, après un si long temps debout, et me rappeler ce que j’avais appris à ce sujet, savoir que la position assise n’était plus pour moi, à cause de ma jambe courte et raide, qu’il n’y avait que deux positions pour moi, la verticale, affalé entre mes béquilles, couché debout, et l’horizontale, par terre. Et pourtant l’envie de m’asseoir me venait de temps en temps, me revenait d’un monde disparu. Et je n’y résistais pas toujours, tout averti que j’étais. Oui, ce sédiment mon esprit le sentait sûrement, bougeant on ne sait comment comme de petits graviers au fond d’une flaque, pendant que parmi mes traits et sur ma grande pomme d’Adam pesaient le ciel superbe et l’air d’été. Et tout d’un coup je me rappelai mon nom, Molloy. Je m’appelle Molloy, m’écriai-je, tout à trac, Molloy, ça me revient à l’instant. Rien ne m’obligeait à fournir ce renseignement, mais je le fournis, espérant sans doute faire plaisir. On me laissait garder mon chapeau, je me demande pourquoi. C’est le nom de votre maman, dit le commissaire, ça devait être un commissaire. Molloy, dis-je, je m’appelle Molloy. Est-ce là le nom de votre maman ? dit le commissaire. Comment ? dis-je. Vous vous appelez Molloy, dit le commissaire. Oui, dis-je, ça me revient à l’instant. Et votre maman ? dit le commissaire. Je ne saisissais pas. S’appelle-t-elle Molloy aussi ? dit le commissaire. S’appelle-t-elle Molloy ? dis-je. Oui, dit le commissaire. Je réfléchis. Vous vous appelez Molloy, dit le commissaire. Oui, dis-je. Et votre maman, dit le commissaire, s’appelle-t-elle Molloy aussi ? Je réfléchis. Votre maman, dit le commissaire, s’appelle —. Laissez-moi réfléchir ! m’écriai-je. Enfin je m’imagine que cela devait se passer ainsi. Réfléchissez, dit le commissaire. Maman s’appelait-elle Molloy ? Sans doute. Elle doit s’appeler Molloy aussi, dis-je. On m’emmena, dans la salle de garde je crois, et là on me dit de m’asseoir. On s’expliqua. J’abrège. J’obtins la permission, sinon de m’allonger sur un banc, du moins de rester debout, appuyé contre le mur. La salle était sombre et parcourue en tous sens par des gens se dépêchant, malfaiteurs, policiers, hommes de loi, prêtres et journalistes je suppose. Tout cela faisait sombre, de sombres formes se pressant dans un espace sombre. On ne faisait pas attention à moi et moi je le leur rendais bien. Alors comment pouvais-je savoir qu’ils ne faisaient pas attention à moi et comment pouvais-je le leur rendre puisqu’ils ne faisaient pas attention à moi ? Je ne sais pas. Je le savais et le leur rendais, un point c’est tout. Mais voilà que soudain devant moi surgit une grande et grosse femme vêtue de noir, de mauve plutôt. Je me demande encore aujourd’hui si ce n’était pas l’assistante sociale. Elle me tendait un bol plein d’un jus grisâtre qui devait être du thé vert sacchariné, lacté à la poudre, dans une soucoupe dépareillée. Ce n’était pas tout, car entre le bol et la soucoupe se dressait précairement une grande tranche de pain sec, dont je me suis à dire, avec une sorte d’angoisse, Elle va tomber, elle va tomber, comme si cela avait de l’importance, qu’elle tombât ou non. Un instant plus tard moi-même je tenais, dans mes mains tremblantes, ce petit amas d’objets hétérogènes et branlants, où voisinaient le dur, le liquide et le mou, et sans comprendre comment le transfert venait de s’effectuer. Je vais vous dire une chose, quand les assistantes sociales vous offrent de quoi ne pas tourner de l’œil, à titre gracieux, ce qui pour elles est une obsession, on a beau reculer, elles vous poursuivraient jusqu’aux confins de la terre, le vomitif à la main. Les salutistes ne valent guère mieux. Non, contre le geste charitable il n’existe pas de parade, à ma connaissance. On penche la tête, on tend ses mains toutes tremblantes et emmêlées et on dit merci, merci madame, merci ma bonne dame. À qui n’a rien il est interdit de ne pas aimer la merde. Le liquide débordait, le bol vacillait avec un bruit de dents qui claquent, ce n’était pas les miennes, je n’en avais pas, et le pain ruisselant se penchait de plus en plus. Jusqu’au moment où, comble de l’inquiétude, je jetai le tout loin de moi. Je ne le laissai pas tomber, non, mais d’une poussée convulsive des deux mains je l’envoyai s’écraser par terre, ou contre le mur, aussi loin de moi que mes forces le permettaient. Je ne dirai pas la suite, car je suis las de cet endroit et je veux aller ailleurs.
Samuel Beckett, Molloy, Minuit, 1951, pp.25-31.