Le dernier vœu de Cincinnatus
Me suis couché, pas dormi, grelotté seulement et maintenant, c’est l’aube (écrivait Cincinnatus, rapidement, illisiblement, sans terminer les mots – de même qu’un évadé laisse la trace d’une semelle incomplète), maintenant, l’air pâlit, et me voilà à ce point transi qu’à mon avis l’idée abstraite de froid doit avoir la forme de mon corps et tout à l’heure ils viendront me chercher. J’ai honte d’avoir peur et j’ai abominablement peur – la peur, sans arrêter une minute, coule comme un torrent à travers tout mon être avec un fracas effrayant, et mon corps tremble, tel un pont sur une cascade, et il me faut parler très fort pour m’entendre par-dessus tout ce bruit. J’ai honte, mon âme s’est déshonorée – cela ne devrait pas être, n’aurait pas dû avoir été, n’aurait pas dû avoir été – sur l’écorce de la seule langue russe pouvait croître ce spongieux champignon de conditionnel – Oh ! comme j’ai honte de me laisser distraire par de tels détails, de pareilles excroissances, de semblables croassements : rampants, humides, certains souvenirs se traînent pour me faire leurs adieux ; me voilà tout gosse, un livre à la main, assis en plein soleil près d’une eau qui file bruyamment et ces ondes projettent un éclat mouvant sur les lignes symétriques de vers très, très anciens… Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne… je sais bien qu’il n’en faut plus de tout cela… Faisait voler la grive… qu’il ne faut ni souvenirs, ni peur, ni ce sanglot… à travers l’air atone… et j’espérais tant que tout serait rangé, simplement et proprement. Car en somme je sais que la crainte de la mort n’est au fond rien du tout, un frisson inoffensif – peut-être même salutaire pour l’âme – la plainte étranglée du nouveau-né, ou la protestation forcenée avant de céder un jouet ; je sais aussi que dans le temps, dans des antres à stalactites, sous le claquement de l’eau qui gouttait perpétuellement, végétaient des sages accueillant avec joie le trépas – de grands brouillons, il est vrai – mais qui s’en tiraient quand même à leur façon – et bien que tout cela me soit connu et qu’en outre je sache la chose capitale, la plus essentielle, celle dont nul ne se doute ici, pourtant, mannequins, regardez comme j’ai peur, comme tout en moi tremble et résonne et se précipite – et tout à l’heure ils viendront me chercher et je ne suis pas prêt, j’ai honte…
Cincinnatus se leva, prit de l’élan et se jeta tête la première contre le mur ; seulement, le Cincinnatus réel restait assis en robe de chambre devant sa table, considérant la muraille, mordillant le crayon et après avoir remué les pieds sous la table, il continua à écrire – un petit peu moins vite qu’auparavant.
Conservez ces feuillets – j’ignore à qui s’adresse ma requête – mais conservez ces feuillets, je vous assure qu’il existe une loi à cet effet, que la chose est légale – informez-vous, vous verrez ! – qu’ils demeurent ainsi – qu’est-ce que cela peut vous faire ? – et je vous en prie, tant et tant, mon ultime volonté, pas moyen de ne pas l’exécuter ! Je tiens pour indispensable la possibilité, fût-elle théorique, d’avoir un lecteur, sinon vraiment il vaut mieux les déchirer. Voilà ce que j’avais besoin de dire. Maintenant, il est temps de me préparer…
Vladimir Nabokov, Invitation au supplice, trad. Jarl Priel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1960, pp. 216-218.