La Curiosité
Ici vient s’ajouter une autre forme de tentation, qui offre de plus nombreux dangers. Outre la concupiscence de la chair, qui consiste dans la délectation voluptueuse de tous les sens, et dont l’esclavage perd ceux qui s’éloignent de vous, il y a dans l’âme une autre convoitise, qui s’exerce par les mêmes sens corporels, mais tend moins à une satisfaction charnelle qu’à faire des expériences par le moyen de la chair : vaine curiosité qui se couvre du nom de connaissance et de science. Comme elle est faite de l’appétit de connaître, et que, entre les sens, les yeux sont les principaux instruments de la connaissance, l’oracle divin l’a nommée « la concupiscence des yeux ».
Voir, en effet, appartient en propre aux yeux. Mais nous usons de ce mot, même s’il s’agit des autres sens, quand nous les appliquons à connaître. Nous ne disons pas : « Ecoute comme ça brille », ni : « Sens comme ça luit », ni : « Goûte comme ça resplendit », ni : « Touche comme ça éclaire. » On dit voir pour exprimer toutes ces choses. Et même nous ne nous bornons pas à dire : « Vois quelle lumière ! » (les yeux seuls peuvent nous donner cette sensation), mais nous disons encore : « Vois quel son ! vois quelle odeur ! vois quelle saveur ! vois quelle dureté ! »
C’est pourquoi toute expérience qui est l’œuvre des sens est nommée, comme je l’ai dit, concupiscence des yeux : cette fonction de la vision, qui est essentiellement celle des yeux, les autres sens l’assument métaphoriquement, quand ils cherchent à connaître quelque chose. D’après cela, on peut distinguer plus clairement le rôle du plaisir et celui de la curiosité dans l’action des sens. Le plaisir recherche ce qui est beau, mélodieux, suave, savoureux, doux au toucher ; et la curiosité, elle, veut aussi faire l’essai des impressions contraires, non pour s’exposer à une peine, mais par désir de faire des expériences et de connaître.
Quel plaisir peut donner la vue d’un cadavre déchiré et qui fait horreur ? Pourtant qu’il en gise un quelque part, on accourt pour s’attrister et pâlir d’émoi. On craint de le revoir en rêve, comme si quelqu’un nous avait contraints à le contempler pendant la veille, ou que le renom d’un bel objet à voir nous avait entraînés.
Il en est de même des autres sens qu’il serait trop long de passer en revue. C’est cette maladie de la curiosité qui est à l’origine des exhibitions de monstres dans les spectacles. C’est elle qui nous conduit à scruter les secrets de la nature extérieure, dont la connaissance ne sert à rien et que les hommes ne désirent connaître que pour le plaisir de connaître. C’est elle encore qui, poursuivant la même fin, — une science perverse —, inspire les recherches de l’art magique. C’est elle aussi qui, dans la religion même, nous induit à tenter Dieu, quand on lui demande des signes et des prodiges, non pour le salut d’une âme, mais pour la seule satisfaction de les connaître.
Dans cette immense forêt pleine de pièges et de périls, voyez tout ce que j’ai coupé et, de mon cœur, élagué. Vous m’en avez donné la force, « Dieu de mon salut ». Et pourtant, quand oserai-je dire, dans le bourdonnement quotidien de ces mille tentations de tout genre qui cernent ma vie, quand oserai-je dire que rien de tout cela ne fixe mon attention, mes regards et ne captive ma vaine curiosité ?
Déjà, sans doute, le théâtre a perdu pour moi son attrait ; je ne me soucie plus de connaître le cours des astres ; mon âme n’a jamais interrogé les ombres ; j’ai horreur de toute pratique sacrilège. Mais, quelles machinations invente l’Ennemi pour me suggérer de vous demander quelque miracle à vous, Seigneur, mon Dieu, à qui je dois les humbles et simples soins d’un serviteur ! Je vous en conjure, par notre Roi, par notre pure et chaste patrie, Jérusalem, que la pensée d’y consentir qui est loin de moi se fasse toujours de plus en plus lointaine ! Mais lorsque je vous prie pour le salut d’une âme, la fin que je me propose est bien différente : vous m’accordez et vous m’accorderez de suivre volontiers votre volonté.
Mais que de menues et méprisables bagatelles tentent chaque jour notre curiosité ! Et qui pourrait énumérer nos chutes ? Que de fois, quand on nous raconte des balivernes, nous commençons par les souffrir pour ne point offenser la faiblesse d’autrui, et puis peu à peu nous y prêtons une attention complaisante ! Je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un lièvre ; mais si par hasard je passe dans un champ où s’offre à moi cette vue, me voilà intéressé par la poursuite, distrait même peut-être d’une profonde pensée. Ce n’est pas au point de faire changer la route de ma monture, mais mon cœur est entraîné. Et si par cette démonstration de mon infirmité, vous ne réussissez pas à m’avertir de laisser ce spectacle et de m’élever à vous par quelque réflexion, ou encore de faire fi de tout cela et de passer mon chemin, je reste là abruti par ma vaine curiosité.
Que dis-je ? Je suis assis chez moi, un lézard attrape des mouches ou une araignée embarrasse dans sa toile les bêtes qui y tombent, il n’en faut souvent pas davantage pour me rendre attentif. Si petits que soient ces animaux, n’est-ce pas toujours la même chose ? J’en viens de là à votre louange, Créateur admirable, Ordonnateur de l’univers, mais ce n’est pas à ces pensées que j’ai donné d’abord mon attention. Autre chose est de se relever bientôt, autre chose de ne point tomber.
De telles chutes ma vie est pleine ; et ma seule espérance est dans votre extrême miséricorde. Notre cœur se fait le réceptacle de semblables misères : il porte en lui une foule énorme de sottises ; elles vont jusqu’à interrompre et troubler souvent nos prières, et tandis qu’en votre présence, nous élevons la voix de notre cœur vers vos oreilles, ces pensées futiles se jettent sur nous, je ne sais d’où, et viennent traverser une action si importante.
Saint Augustin, « La Curiosité » in Les Confessions, Joseph Trabucco trad., GF Flammarion, 1964, X : XXXV, pp.240-242.