La plage des femmes
La journée, le plaisir était autre, surtout les dimanches. Dans le quartier des Vice-Rois, où vivaient les riches de la vieille ville, les plages des femmes étaient séparées de celles des hommes par un mur en mortier : l’une à droite, l’autre à gauche du phare. Et le gardien avait installé une longue-vue grâce à laquelle on pouvait contempler, pour un centime, la plage des femmes. Les demoiselles de la bonne société, qui ne se savaient pas observées, se montraient du mieux qu’elles pouvaient dans leurs costumes de bain aux grands volants, leurs sandalettes et leurs chapeaux qui occultaient presque autant les corps que les vêtements de ville et étaient même moins séduisants. Assises sur la plage en plein soleil dans des rocking-chairs en osier, avec les mêmes robes, les mêmes chapeaux à plumes, les mêmes ombrelles d’organdi avec lesquelles elles se rendaient à la messe, leurs mères les surveillaient de crainte que les hommes des plages voisines ne les séduisissent sous l’eau. En vérité, avec la longue-vue on ne pouvait rien voir de plus ni de plus excitant que ce que l’on pouvait voir dans la rue, mais nombreux étaient les clients qui venaient chaque dimanche se disputer le télescope pour le simple plaisir de goûter aux fruits insipides de l’enclos voisin.
Gabriel García Marquez, L’Amour aux temps du choléra, tr. Annie Morvan, Paris, Grasset, coll. « Le livre de poche », 1987, p.126.