La troupe dernière

Ô malheur ! Il vient, le temps où l’homme ne projette plus la flèche de son désir par-dessus l’homme et où la corde de son arc a désappris à vibrer.

Je vous le dis : il faut encore porter du chaos en soi pour pouvoir donner naissance à une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez encore du chaos en vous.

Malheur, voici venu le temps où l’homme ne donnera plus naissance à nulle étoile ! Malheur, voici venir le temps de l’homme le plus méprisable, qui ne peut plus se mépriser lui-même.

Voyez, je vous montre le dernier homme.

« Qu’est l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est le désir ? Qu’est une étoile ? » Voilà ce que demande le dernier homme et il cligne de l’œil.

La terre alors sera devenue petite et le dernier homme y sautillera qui rend toute chose petite. Son espèce est indestructible, comme le puceron des bois ; le dernier homme, c’est lui qui vivra le plus longtemps.

« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers humains et ils clignent des yeux.

Ils ont quitté les contrées où il était dur de vivre car l’on a besoin de chaleur. On aime encore le voisin et l’on se frotte à lui, car l’on a besoin de chaleur.

Devenir malade et éprouver de la méfiance leur paraît relever du péché : on marche avec précaution. Fou donc celui qui trébuche encore sur des pierres ou des humains.

Un peu de poison par-ci par-là : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison, pour finir : cela donne une mort agréable. On travaille encore car le travail est un divertissement. Mais on prend soin que le divertissement ne soit pas trop fatigant.

On ne devient plus ni riche, ni pauvre, l’un et l’autre sont trop pénibles. Qui veut encore gouverner ? qui veut encore obéir, l’un et l’autre sont trop pénibles.

Point de berger et un troupeau. Chacun veut la même chose : chacun sera pareil, celui qui sentira les choses autrement, ira volontairement à l’asile d’aliénés.

Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Le livre de poche, pp.26-27.

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