L’inscription des fils : Theuth, Hermès, Thot, Nabu, Nebo

Nous voulions seulement induire à penser que la spontanéité, la liberté, la fantaisie prêtées à Platon dans la légende de Theuth furent surveillées et limitées par de rigoureuses nécessités. L’organisation du mythe se soumet a de puissantes contraintes. Celle-ci coordonnent en système des règles qui se signalent tantôt à l’intérieur de ce qui se découpe empiriquement pour nous comme « œuvre de Platon » (nous venons d’en indiquer quelques-unes), comme « culture » ou « langue grecque », tantôt, à l’extérieur, dans la « mythologie étrangère ». A laquelle Platon n’a pas seulement emprunté, et emprunté un élément simple : l’identité d’un personnage, Thot, le dieu de l’écriture. On ne peut en effet parler, faute d’ailleurs de savoir ce que ce mot pourrait vouloir dire ici, d’un emprunt, c’est-à-dire d’une addition extérieure et contingente. Platon a dû conformer son récit à des lois de structure. Les plus générales, celles qui commandent et articulent les oppositions parole/écriture, vie/mort, père/fils, maitre/serviteur, premier/second, fils légitime/orphelin-bâtard, âme/corps, dedans/dehors, bien/mal, sérieux/jeu, jour/nuit soleil/lune, etc., dominent également et selon les mêmes configurations les mythologies égyptienne, babylonienne, assyrienne. D’autres aussi sans doute, que nous n’avons ni l’intention, ni les moyens de situer ici. En nous intéressant au fait que Platon n’a pas seulement emprunté un élément simple, nous mettons donc entre parenthèses le problème de la généalogie factuelle et de la communication empirique effective, des cultures et des mythologies. Nous voulons seulement annoncer la nécessite interne et structurelle qui seule a pu rendre possibles de telles communications et tout contagion éventuelle des mythèmes.

Platon ne décrit certes pas le personnage de Theuth. Aucun caractère concret ne lui est attribué, ni dans la Phèdre ni dans la très brève allusion du Philèbe. Telle est du moins l’apparence. Mais à y regarder avec insistance, on doit reconnaitre que sa situation, le contenu de son discours et de ses opérations, la relation des thèmes, des concepts et des signifiants dans lesquels ses interventions sont engagées, tout cela organise les traits d’une figure très marquée. L’analogie structurale qui les rapporte à d’autres dieux de l’écriture, et d’abord au Thot égyptien, ne peut être l’effet d’un emprunt morcelé ou total, ni du hasard ou de l’imagination de Platon. Et leur insertion simultanée, si rigoureuse et si étroite, dans la systématique des philosophèmes de Platon, cet ajointement du mythologique et du philosophique renvoie à une nécessite plus enfouie.

Sans doute le dieu Thot a-t-il plusieurs visages, plusieurs époques, plusieurs habitats. L’enchevêtrement des récits mythologiques dans lesquels il est pris ne doit pas être négligé. Néanmoins des invariants se distinguent partout, se dessinent en caractères gras, en traits appuyés. On serait tenté de dire qu’ils constituent l’identité permanente de ce dieu dans le panthéon, si sa fonction, comme nous allons le voir, n’était pas de travailler précisément à la dislocation subversive de l’identité en général, à commencer par celle du principat théologique.

Quels sont les traits pertinents pour qui essaie de reconstituer la ressemblance structurelle entre la figure platonicienne et d’autres figures mythologiques de l’origine de l’écriture ? La mise en évidence de ces traits ne doit pas seulement servir à déterminer chacune des significations dans le jeu des oppositions thématiques, telles que nous venons de les mettre en série, ou dans le discours platonicien, ou encore dans une configuration des mythologies. Elle doit ouvrir sur la problématique générale des rapports entre mythèmes et philosophèmes à l’origine du logos occidental. C’est-à-dire d’une histoire — ou plutôt de l’histoire — qui s’est produite tout entière dans la différence philosophique entre mythos et logos, s’y enfonçant aveuglement comme dans l’évidence naturelle de son propre élément.

Dans le Phèdre, le dieu de l’écriture est donc un personnage subordonné, un second, un technocrate sans pouvoir de décision, un ingénieur, un serviteur rusé et ingénieux admis à comparaître devant le roi des dieux. Celui-ci a bien voulu le recevoir en son conseil. Theuth présente une teknè et un pharmakon au roi, père et dieu qui parle ou commande de sa voix ensoleillée. Lorsque celui-ci aura fait entendre sa sentence, quand il l’aura de haut laissée tomber, lorsqu’il aura du même coup prescrit de laisser tomber le pharmakon, alors Theuth ne répondra pas. Les forces en présence veulent qu’il reste à sa place.

N’a-t-il pas la même place dans la mythologie égyptienne ? Là aussi, Thot est un dieu engendré. Il se nomme souvent le fils du dieu-roi, du dieu-soleil, d’Amon-Rê : « Je suis Thot, fils ainé de Rê. » Rê (soleil) est le dieu créateur et il engendre par la médiation du verbe. Son autre nom, celui par lequel il est précisément désigné dans le Phèdre, c’est Amon. Sens reçu de ce nom propre : le caché. Nous avons donc ici encore un soleil cache, père de toutes choses, se laissant représenter par la parole.

L’unité configurative de ces significations — le pouvoir de la parole, la création de l’être et de la vie, le soleil (c’est-à-dire aussi bien, nous le verrons, l’œil), le se-cacher — se conjugue dans ce qu’on pourrait appeler l’histoire de l’œuf ou l’œuf de l’histoire. Le monde est né d’un œuf. Plus précisément, le créateur vivant de la vie du monde est né d’un œuf : le soleil, donc fut d’abord prote dans la coquille d’un œuf. Ce qui explique plusieurs traits d’Amon-Rê : c’est aussi un oiseau, un faucon (« Je suis le grand faucon sorti de son œuf »). Mais en tant qu’origine du tout, Amon-Rê est aussi l’origine de l’œuf. On le désigne tantôt comme oiseau-soleil né de l’œuf, tantôt comme oiseau originel, porteur du premier œuf. Dans ce cas, et comme le pouvoir de la parole est un avec le pouvoir créateur, certains textes nomment « l’œuf du grand caqueteur ». Il n’y aurait ici aucun sens à poser la question, à la fois triviale et philosophique, de « l’œuf et de la poule », de l’antériorité logique, chronologique ou ontologique de la cause sur l’effet. A cette question certain sarcophages ont magnifiquement répondu : « Ô Rê, qui te trouves dans ton œuf. » Si l’on ajoute que l’œuf est un « œuf caché », on aura constitué mais aussi ouvert le système de ces significations.

La subordination de Thot, de cet ibis, fils aîné de l’oiseau originel, se marque de plusieurs façons : dans la doctrine memphite, par exemple, Thot est l’exécutant, par la langue, du projet créateur d’Horus. Il porte les signes du grand dieu-soleil. Il l’interprète comme son porte-parole. Et de même que son homologue grec Hermès, dont Platon ne parle d’ailleurs jamais, il détient le rôle du dieu messager, de l’intermédiaire rusé, ingénieux et subtil qui dérobe et se dérobe toujours. Le dieu (du) signifiant. Ce qu’il doit énoncer ou informer dans des mots, Horus l’a déjà pensé. La langue dont on le rend dépositaire et secrétaire ne fait donc que représenter, pour en transmettre le message, une pensée divine déjà formée, un dessein arrêté. Le message n’est pas, représente seulement le moment absolument créateur. C’est une parole seconde et secondaire. Et lorsque Thot a affaire à la langue parlée plutôt qu’à l’écriture, ce qui est plutôt rare, il n’est pas l’auteur ou l’initiateur absolu du langage. Il introduit au contraire la différence dans la langue et c’est à lui qu’on attribue l’origine de la pluralité des langues. (Nous nous demanderons plus loin, faisant retour vers Platon et vers le Philèbe, si la différenciation est un moment second et si cette « secondarité » n’est pas le surgissement du graphème comme origine et possibilité du logos lui-même. Dans le Philèbe, Theuth est en effet évoqué comme l’auteur de la différence : de la différenciation dans la langue et non de la pluralité des langues. Mais nous croyons que les deux problèmes sont en leur racine inséparables.)

Dieu du langage second et de la différence linguistique, Thot ne peut devenir le dieu de la parole créatrice que par substitution métonymique, par déplacement historique et parfois par subversion violente.

La substitution met ainsi Thot à la place de Rê comme la lune à la place du soleil. Le dieu de l’écriture devient ainsi le suppléant de Rê, s’ajoutant à lui et le remplaçant en son absence et essentielle disparition. Telle est l’origine de la lune comme supplément du soleil, de la lumière de nuit comme supplément de la lumière de jour. L’écriture, comme supplément à la parole. « Tandis que Rê était au ciel, il dit un jour : “ Faites-moi venir Thot ”, et on le lui amena sur-le-champ. La Majesté de ce dieu dit à Thot : “ Sois au ciel à ma place, pendant que je luis pour les bienheureux dans les régions inferieures… Tu es à ma place, mon remplaçant, et l’on te nommera ainsi : Thot, le remplaçant de Rê ”. Puis surgirent toutes sortes de choses grâce à des jeux de mots de Rê. Il dit à Thot : “ Je ferai que tu embrasses (ionh) les deux ciels par ta beauté et tes rayons — alors naquit la lune (ioh). ” Plus loin, faisant allusion au fait que Thot occupe, en tant que remplaçant de Rê, un rang tant soit peu subalterne : “ Je ferai que tu envoies (hôb) de plus grands que toi ” — alors naquit l’Ibis (hib), l’oiseau de Thot.»

Cette substitution, qui s’opère donc comme un pur jeu de traces et de suppléments ou, si l’on veut encore, dans l’ordre du pur signifiant qu’aucune réalité, qu’aucune référence absolument extérieure, qu’aucun signifié transcendant ne viennent border, limiter, contrôler, cette substitution qu’on pourrait juger « folle » parce qu’elle se tient à l’infini dans l’élément de la permutation linguistique de substituts, et de substituts de substituts, cet enchaînement déchaîné n’en est pas moins violent. On n’aurait rien compris à cette « immanence » « linguistique » si l’on voyait l’élément paisible d’une guerre fictive, d’un jeu de mots inoffensif, par opposition à quelque polemos qui ferait rage dans la « réalité ». Ce n’est pas dans une réalité étrangère aux « jeux de mots » que Thot participe aussi fréquemment à des complots, à des opérations perfides, à des manœuvres d’usurpation dirigées contre le roi. Il aide les fils à se débarrasser du père, les frères à se débarrasser du frère lorsque celui-ci est devenu roi. Nout, maudite par Rê, ne disposait plus d’aucune date, d’aucun jour du calendrier pour donner naissance à un enfant. Rê lui avait barré le temps et tout jour de mise au jour, toute période de mise au monde. Thot, qui a aussi pouvoir calculateur sur l’institution et la marche du calendrier, ajoute les cinq jours épagomènes. Ce temps supplémentaire permet à Nout de produire cinq enfants : Haroreris, Seth, Isis, Nephtys et Osiris qui devait plus tard devenir roi à la place de son père Geb. Pendant le règne d’Osiris (roi-soleil), Thot, qui était aussi son frère, « initia les hommes aux belles-lettres et aux arts », il « créa l’écriture hiéroglyphique pour leur permettre de fixer leurs pensées ». Mais plus tard, il participe à un complot de Seth, frère jaloux d’Osiris. On connaît la célèbre légende de la mort d’Osiris : enfermé par ruse dans un coffre à sa taille, retrouvé après bien des péripéties par sa femme Isis alors que son cadavre a été dépecé puis dispersé en quatorze morceaux, Isis les retrouve tous à l’exception du phallus, avalé par un poisson oxyrhinque. Cela n’empêche pas Thot d’agir avec l’opportunisme le plus souple et le plus oublieux. Transformée en vautour, Isis s’était en effet couchée sur le cadavre d’Osiris. Elle engendre ainsi Horus, « l’enfant avec-le-doigt-dans-la-bouche », qui devait plus tard s’attaquer au meurtrier de son père. Celui-ci, Seth, lui arracha son œil et il arracha à Seth ses testicules. Lorsque Horus peut reprendre son œil, il l’offre à son père — et cet œil fut aussi la lune : Thot, si l’on veut — qui en fut ranimé et retrouva sa puissance. Au cours du combat, Thot avait séparé les combattants et, comme médecin-pharmacien-magicien, les avait guéris de leur mutilation et recousu leurs blessures. Plus tard, lorsque l’œil et les testicules furent en place, un procès eut lieu, au cours duquel Thot se retourne contre Seth dont il avait pourtant été le complice, et fait valoir comme vraie la parole d’Osiris.

Suppléant capable de doubler le roi, le père, le soleil, la parole, ne s’en distinguant que comme son représentant, son masque, sa répétition, Thot pouvait aussi naturellement le supplanter totalement et s’approprier tous ses attributs. Il s’ajoute comme l’attribut essentiel de ce à quoi il s’ajoute et dont il ne se distingue par presque rien. Il n’est différent de la parole ou de la lumière divine que comme le révélant du révélé. A peine.

Mais avant, si l’on peut dire, l’adéquation de remplacement et d’usurpation, Thot est essentiellement le dieu de l’écriture, le secrétaire de Rê et des neuf dieux, hiérogrammate et hypomnétographe. Or c’est bien en faisant apparaître, nous le verrons, que le pharmakon de l’écriture était bon pour l’hypomnesis (remémoration, recollection, consignation) et non pour la mnèmè (mémoire vivante et connaissante) que Thamous, dans le Phèdre, en accuse le peu de valeur.

Par la suite, dans le cycle osirien, Thot fut aussi le scribe et le comptable d’Osiris, qu’on considère alors, nous ne l’oublierons pas, comme son frère. Thot y est représenté comme le modèle et le patron des scribes, si importants dans les chancelleries pharaoniques : « Si le dieu solaire est le maître universel, Thot est son premier fonctionnaire, son vizir, qui se tient près de lui sur sa barque pour lui faire ses rapports. » « Maître des livres », il devient, à les consigner, à les enregistrer, à en tenir le compte et garder le dépôt, le « maître des paroles divines ». Sa compagne écrit aussi : son nom, Seshat, signifie sans doute celle-qui-écrit. « Maîtresse des bibliothèques », elle enregistre les exploits des rois. Première déesse capable de graver, elle marque les noms des rois sur un arbre dans le temple d’Héliopolis, alors que Thot fait le compte des années sur un bâton à entailles. On connaît aussi la scène de la titulaire royale, reproduite sur les bas-reliefs de nombreux temples : le roi est assis sous un persea, pendant que Thot et Seshat inscrivent son nom sur les feuilles d’un arbre sacré.  Et celle du jugement des morts : aux enfers, en face d’Osiris, Thot consigne le poids du cœur-âme du mort.

Car le dieu de l’écriture est aussi, cela va de soi, le dieu de la mort. N’oublions pas que, dans le Phèdre, on reprochera aussi à l’invention du pharmakon de substituer le signe essoufflé à la parole vivante, de prétendre se passer du père (vivant et source de vie) du logos, de ne pouvoir pas plus répondre de soi qu’une sculpture ou qu’une peinture inanimée, etc. Dans tous les cycles de la mythologie égyptienne, Thot préside à l’organisation de la mort. Le maître de l’écriture, des nombres du calcul, n’inscrit pas seulement le poids des âmes mortes, il aura d’abord compté les jours de la vie, il aura énuméré l’histoire. Son arithmétique couvre aussi les événements de la biographie divine. Il est « celui qui mesure la durée de la vie des dieux (et) des hommes ». Il se comporte comme un chef du protocole funéraire et on le charge en particulier de la toilette du mort.

Parfois le mort prend la place du scribe. Et dans l’espace de cette scène, la place du mort revient à Thot. On peut lire sur les pyramides l’histoire céleste d’un mort : « Où va-t-il donc ? demande un grand taureau qui le menace de sa corne » (un autre nom de Thot, nocturne représentant de Rê, c’est, notons-le au passage, le « taureau parmi les étoiles »). « Il va au ciel plein d’énergie vitale pour voir son père, pour contempler Rê », et la créature effrayante le laisse passer. » (Les livres des morts, placés dans le cercueil auprès du cadavre, contenaient en particulier des formules qui devaient lui permettre de « sortir au jour » et de voir le soleil. Le mort doit voir le soleil, la mort est la condition voire l’expérience de ce face-à-face. On pensera au Phédon.) Dieu le père l’accueille dans sa barque, et « il arrive même qu’il dépose son propre scribe céleste et qu’il mette le mort à sa place, si bien qu’il juge, est l’arbitre et donne des ordres à un qui est plus grand que lui ». Le mort peut aussi s’identifier simplement à Thot, « il s’appelle tout simplement un dieu ; il est Thot, le plus fort des dieux ».

L’opposition hiérarchique du fils au père, du sujet au roi, de la mort à la vie, de l’écriture à la parole, etc., complète naturellement son système par celle de la nuit au jour, de l’Occident à l’Orient, de la lune au soleil. Thot, le « nocturne représentant de Rê, le taureau parmi les étoiles », est tourné vers l’ouest. Il est le dieu de la lune, soit qu’il s’identifie à elle, soit qu’il la protège.

Le système de ces caractères met en œuvre une logique originale : la figure de Thot s’oppose à son autre (père, soleil, vie, parole, origine ou orient, etc.) mais en le suppléant. Elle s’ajoute et s’oppose en répétant ou en tenant lieu. Du même coup, elle prend forme, elle tient sa forme de cela même à quoi elle résiste à la fois et se substitue. Elle s’oppose dès lors à elle-même, elle passe dans son contraire et ce dieu-messager est bien un dieu du passage absolu entre les opposés. S’il avait une identité — mais précisément il est le dieu de la non-identité — il serait cette coincidenctia oppositorum à laquelle bientôt nous aurons de nouveau recours. Se distinguant de son autre, Thot l’imite aussi, s’en fait le signe et représentant, lui obéit, se conforme à lui, le remplace, au besoin par la violence. Il est donc l’autre du père, le père et le mouvement subversif du remplacement. Le dieu de l’écriture est donc à la fois son père, son fils et lui. Il ne se laisse pas assigner une place fixe dans le jeu des différences. Rusé, insaisissable, masqué, comploteur, farceur, comme Hermès, ce n’est ni un roi ni un valet ; une sorte de joker plutôt, un signifiant disponible, une carte neutre donnant du jeu au jeu.

Ce dieu de la résurrection s’intéresse moins à la vie ou à la mort qu’à la mort comme répétition de la vie et à la vie comme répétition de la mort, au réveil de la vie et au recommencement de la mort. C’est ce que signifie le nombre dont il est aussi l’inventeur et le patron. Thot répète tout dans l’addition du supplément : suppléant le soleil, il est autre que le soleil et le même que lui ; autre que le bien et le même que lui, etc. Prenant toujours la place qui n’est pas la sienne, et qu’on peut aussi appeler la place du mort, il n’a pas de lieu ni de nom propres. Sa propriété est l’impropriété, l’indétermination flottante qui permet la substitution et le jeu. Le jeu dont il est aussi l’inventeur, Platon lui-même le rappelle. On lui doit le jeu de dés (kubéia) et le trictrac (petteia) (274 d). Il serait le mouvement médiateur de la dialectique s’il ne le mimait aussi, l’empêchant par cette doublure ironique, indéfiniment, de s’achever dans quelque accomplissement final ou quelque réappropriation eschatologique. Thot n’est jamais présent. Nulle part il n’apparaît en personne. Aucun être-là ne lui appartient en propre.

Tous ses actes seront marqués de cette ambivalence instable. Ce dieu du calcul, de l’arithmétique et de la science rationnelle commande aussi aux sciences occultes, à l’astrologie, à l’alchimie. C’est le dieu des formules magiques qui apaisent la mer, des récits secrets, des textes cachés : archétype d’Hermès, dieu du cryptogramme non moins que de la graphie.

Science et magie, passage entre vie et mort, supplément du mal et du manque : la médecine devait constituer le domaine privilégié de Thot. Tous ses pouvoirs s’y résumaient et trouvaient à s’y employer. Le dieu de l’écriture, qui sait mettre fin à la vie, guérit aussi les malades. Et même les morts. Les stèles d’Horus sur les Crocodiles racontent comment le roi des dieux envoie Thot guérir Harsiésis, piqué par un serpent en l’absence de sa mère.

Le dieu de l’écriture est donc un dieu de la médecine. De la « médecine » : à la fois science et drogue occulte. Du remède et du poison. Le dieu de l’écriture est le dieu du pharmakon. Et c’est l’écriture comme pharmakon qu’il présente au roi dans le Phèdre, avec une humilité inquiétante comme le défi.

Jacques Derrida, La Pharmacie de Platon, I-3 : « L’inscription des fils : Theuth, Hermès, Thot, Nabu, Nero », Paris, GF Flammarion, 2004, pp. 283-293.

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