Parler de son projet
Depuis que j’étais à Berlin, de même, j’avais eu très souvent l’occasion de parler de mon projet, et, chaque fois que, dans quelque lieu public, dans quelque vernissage ou quelque réception, telle ou telle sympathique jeune Tudesque venait me demander ce que je faisais à Berlin dans son charmant français hésitant et appliqué, j’évoquais ma bourse (petite plaisanterie sibylline que je savourais sous cape, le mot évoquant en effet à la fois mes roustons et mon allocation), et je commençais à lui décrire mon projet sous ses meilleurs contours, insistant sur ce qu’il pouvait avoir de passionnant et de nouveau, d’original et de novateur. Je m’étais même surpris, depuis quelque temps, à évoquer parfois mon projet en public de ma propre initiative, lors de soirée ou de dîner à la maison, et avec un enthousiasme tel, parfois, que je pouvais me demander si ce n’était pas moi, en définitive, que je cherchais à convaincre de l’intérêt qu’il pouvait présenter, plutôt que les malheureuses personnes à qui je m’adressais. La règle, une fois de plus, semblait se vérifier, que je ne m’étais jamais encore formulée clairement, mais dont la pertinence m’était déjà bien souvent apparue en filigrane, qui voulait que les chances que l’on a de mener un projet à bien sont inversement proportionnelles au temps que l’on a consacré à en parler au préalable. Pour la simple raison, me semblait-il, que, si l’on a déjà joui tout son soûl des jouissances potentielles d’un projet aux étapes précédant sa réalisation, il ne reste plus, au moment de le mettre en œuvre, que la douleur inhérente à la création, le fardeau, le labeur.
Jean-Philippe Toussaint, La Télévision, Paris, Minuit, coll. « double », pp.44-45.