Au seuil

Il faut s’arrêter et se courber

Au seuil de cette porte sans heurtoir

Car si le moment est opportun le portier t’attend

            Et s’il ne l’est pas

Il n’y aura de réponse à tes coups

Courte est cette porte

Alors mieux vaut être modeste

Là-bas

            Tu peux te faire miroir propre et lustré

            Afin de voir, avant que de passer la porte,

            L’ornement en toi-même

Et ce, bien que le brouhaha à l’autre versant

            Soit fruit de ton délire et non du nombre des invités

Là-bas

            Personne ne t’attend

Là-bas

            Il y a peut-être mouvement

                        Mais rien de mobile ni de vivant

Ni spectres ni esprits ni saints portant camphre à la paume

Ni monstres ayant taureaux enflammés au poing

Ni diable calomnié et portant drôle de casquette à grelots

Ni l’amas sans loi des Absolues en lutte

Là-bas

            Seul toi tu es existence absolue

            Existence pure

Car toi seul perdures en ton absence

            Et que ton absence,

            Voilà la seule présence du miracle

Ton passage à travers ce seuil contraint

Est chute d’une goutte d’ombre à l’infinie obscurité

« Hélas !…

            Pourvu qu’il fût un jugement, un jugement, un jugement… »

Peut-être que si tu avais la force de l’écoute

Tu entendrais le chant de ta chute

            Au théâtre éteint des galaxies sans soleil

Tu entendrais

            Pareil à l’effondrement de la voix des regrets :

            « Pourvu qu’il fût un arbitre, un arbitre, un arbitre… »

Mais l’arbitre est assis à l’autre versant,

            Libre du vêtement lugubre des juges

Son essence est compréhension et équité

Son apparence le temps

Et ton souvenir sera jugé à la fuite des âges

            Jugé jusqu’à cette immortelle immortalité

Adieu !

Adieu ! (Ainsi parla l’aube du poète)

En danse je passe le seuil nécessaire  

En bonheur et en gratitude

Du dehors je suis désormais au dedans

Du vu au visible à celui qui voit

Je ne suis né ni plante ni pierre ni étang

Je suis né à notre condition, la nôtre,

            Celle glorieuse d’être humain,

Pour au printemps de la plante admirer l’arc-en-ciel du papillon

Pour comprendre l’orgueil de la montagne et écouter la majesté de l’eau

Pour reconnaître ma propre promesse, mon terme

            Et signifier le monde à mesure de mon instant et de ma besogne

Car pareil labeur est impossible à l’oiseau, au récif et à la cascade

Naître homme c’est l’incarnation du devoir

Pouvoir aimer et être aimé

Pouvoir écouter

Pouvoir voir et dire

Pouvoir être triste et heureux

Pouvoir rire aux dimensions du cœur et pleurer des abysses de l’être 

Pouvoir se hisser par fierté en la splendeur de la modestie

Pouvoir porter au dos le fardeau d’une confiance

Et avoir le triste pouvoir de supporter la solitude

La solitude

La solitude

La solitude nue

Homme,

            C’est là la difficulté du devoir

Mes mains n’étaient pas libres à enlacer chaque paysage

Chaque chant chaque source chaque oiseau

Chaque pleine lune et chaque aube nouvelle

Tout ce qu’il reste de sommets, d’arbres, d’humains

La possibilité de vivre je l’ai passée mains et bouches liées

            Tous nous le passons mains et bouches liées

Et le spectacle du monde

            Nous ne le voyons qu’à travers la fente étroite de la méchanceté

Et maintenant

À cet instant où la porte courte et sans heurtoir est au-devant

À cet instant où le portier en attente fait signe 

Je m’enfonce au corridor étroit         

Et je tourne la tête à l’adieu

L’occasion fut mince et le voyage éprouvant

Mais unique et sans manque

J’en rends grâce et en suis reconnaissant

Ainsi parla l’aube épuisée

Ahmad Shamloo, « Au seuil », trad. Archad Jahangir

Écouter la déclamation

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