Du caractère universel de la musique 

De ces considérations il résulte que nous pouvons regarder le monde phénoménal ou nature, d’une part, et la musique, de l’autre, comme deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie et que par suite il est indispensable de connaître, si l’on veut saisir cette analogie. La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières. Mais la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction ; elle est d’une tout autre nature ; elle s’allie à une précision et à une clarté absolues. Elle ressemble en cela aux figures géométriques et aux nombres ; ceux-ci, en effet, ont beau être les formes générales de tous les objets possibles de l’expérience, applicables a priori à toute chose ; ils n’en sont pas moins nullement abstraits, mais au contraire intuitifs et parfaitement déterminés. Toutes les aspirations de la volonté, tout ce qui la stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui agite notre cœur, tout ce que la raison range sous le concept vaste et négatif de « sentiment », peut être exprimé par les innombrables mélodies possibles ; malgré tout, il n’y aura jamais là que la généralité de la forme pure, la matière en sera absente ; cette expression sera fournie toujours quant à la chose en soi, non quant au phénomène ; elle donnera en quelque sorte l’âme sans le corps. Ce rapport étroit entre la musique et l’être vrai des choses nous explique le fait suivant : si, en présence d’un spectacle quelconque, d’une action, d’un événement, de quelque circonstance, nous percevons les sons d’une musique appropriée, cette musique semble nous en révéler le sens le plus profond, nous en donner l’illustration la plus exacte et la plus claire. Ce même rapport explique également cet autre fait : pendant que nous sommes tout occupés à écouter l’exécution d’une symphonie, il nous semble voir défiler devant nous tous les événements possibles de la vie et du monde ; pourtant, si nous y réfléchissons, nous ne pouvons découvrir aucune analogie entre les airs exécutés et nos visions. Car, nous l’avons dit, ce qui distingue la musique des autres arts, c’est qu’elle n’est pas une reproduction du phénomène ou, pour mieux dire, de l’objectité adéquate de la volonté ; elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté ; nous comprenons désormais comment il se fait que la musique donne directement à tout tableau, à toute scène de la vie ou du monde réel, un sens plus élevé ; elle le donne, il est vrai, d’autant plus sûrement que la mélodie elle-même est plus analogue au sens intime du phénomène présent. Voilà aussi pourquoi l’on peut adapter indifféremment à une composition musicale une poésie que l’on doit chanter, ou bien une scène visible telle qu’une pantomime, où encore tous les deux ensemble, comme l’on fait dans un libretto d’opéra. De pareilles scènes de la vie humaine, soumises à être exprimées par la langue universelle de la musique, ne sont jamais en connexion nécessaire ni même en correspondance absolue avec elle ; leur relation est celle d’un exemple arbitrairement choisi avec un concept général : elles représentent avec la précision de la réalité ce que la musique énonce avec la généralité de la pure forme. Car, de même que les notions générales, les mélodies sont dans une certaine mesure une quintessence de la réalité.

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, tr. Auguste Burdeau, Paris, PUF, 2014 (1818), pp.334-336.

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