Raisonnement de chaudron troué

En revanche, l’exemple suivant, qui met en évidence la faute de raisonnement pour ainsi dire complémentaire de celle que nous avons évoquée plus haut, est indubitablement un mot d’esprit. C’est, une fois de plus, une histoire de marieur : 

Le schaden défend contre les critiques du jeune homme la jeune fille qu’il lui a proposée. « La belle mère ne me plaît pas », dit celui-ci, « c’est une femme malveillante et stupide. – Ce n’est pas la belle-mère que vous voulez épouser, mais la fille. – Certes, mais elle n’est plus très jeune et one ne peut pas dire non plus que son visage soit particulièrement beau. – Cela ne fait rien. Si elle n’est ni jeune ni belle, elle ne vous en sera que plus fidèle. – Quant à l’argent, elle n’en a pas beaucoup non plus. – Qui parle d’argent ? Est-ce son argent que vous épousez ? N’est-ce pas une femme que vous voulez ? – Mais vous savez bien qu’en plus, elle est bossue ! – Ça, que vous faut-il donc ? Vous voudriez qu’elle n’ait aucun défaut ! »

Il s’agit donc en réalité d’une jeune fille plus très jeune, laide, médiocrement dotée, qui a une mère fort peu attirante et qui, en outre, est affectée d’une grave difformité. Bref, ce ne sont évidemment pas là des conditions qui incitent à conclure un mariage. L’entremetteur s’entend à traiter chaque défaut séparément en indiquant à chaque fois le point de vue particulier qu’il suffirait d’adopter pour s’en accommoder ; quant à celui qui est rédhibitoire (la bosse), il le présente ensuite comme étant le défaut personnel qu’il faut bien excuser chez tout être humain. On retrouve une fois de plus l’apparence de logique, qui est caractéristique de sophisme et dont le rôle est de dissimuler la faute de raisonnement. De toute évidence, la jeune fille n’a que des défauts, plusieurs sur lesquels on pourrait fermer les yeux et un sur lequel on ne peut passer : bref, elle est impossible à marier. L’entremetteur fait comme si, par ses échappatoires, il avait éliminé ces défauts l’un après l’autre, alors qu’en réalité chacun d’eux contribue un peu plus à déprécier la jeune fille. Le marieur tient absolument à traiter tous les facteurs séparément et se refuse à envisager leur somme.

La même omission délibérée est le noyau d’un autre sophisme, qui a beaucoup fait rire, mais dont on pourrait douter qu’il ait droit au titre de mot d’esprit.  A a emprunté un chaudron de cuivre à B. Une fois qu’il l’a rendu, B le fait traduire en justice en l’accusant d’être responsable du gros trou qui s’y trouve maintenant et qui rend l’ustensile inutilisable. A présente sa défense en ces termes : « Primo, je n’ai jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l’a donné ; tertio, j’ai rendu le chaudron en parfait état. » Chacune de ces objections prise séparément est bonne en elle-même, mais, envisagées toutes ensemble, elles s’excluent mutuellement. A aborde isolément des choses qui doivent impérativement être considérées comme les éléments d’un même contexte, et en cela, il procède exactement comme le fait le marieur avec les défauts de la jeune fille. On pourrait dire, en utilisant d’autres termes, qu’A emploie un « et » là où un « ou bien… ou bien… » est seul possible.

Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, tr. Denis Messier., Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1992, pp. 130-132.

Juan Gris, Portrait de Pablo Picasso, huile sur toile, 1912
Juan Gris, Portrait de Pablo Picasso, huile sur toile, 1912

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