Qui vive ?
Le factionnaire, pour se distraire, regarda autour de lui, fit un signe d’amitié à l’un de ses camarades, qui montait la garde une trentaine de mètres plus loin à droite, réajusta le lourd képi qui lui serrait le front, puis tourna les yeux vers la gauche et vit le sergent-major Tronk qui, immobile, le regardait fixement et sévèrement.
Le factionnaire se reprit, regarda de nouveau devant lui et vit que les deux ombres n’étaient pas un rêve, elles étaient tout près maintenant, elles devaient être à soixante-dix mètres à peine : un soldat et un cheval. Alors, il saisit son fusil, arma le chien, se raidit dans l’attitude répétée des centaines de fois à l’instruction. Puis il cria :
— Qui vive ? Qui vive ?
Lazzari n’était soldat que depuis peu de temps, et il ne pensait pas, même vaguement, que, sans le mot de passe, il n’allait pas pouvoir rentrer. Il craignait tout au plus d’être puni pour s’être éloigné sans permission ; mais, qui sait, peut-être le colonel lui pardonnerait-il à cause du cheval qu’il ramenait ; c’était une bête splendide, un vrai cheval de général.
Il ne restait plus qu’une quarantaine de mètres à parcourir. Les fers de l’animal résonnaient sur les pierres, l’obscurité était presque complète, on entendit une lointaine sonnerie de trompette.
— Qui vive, qui vive ? répéta la sentinelle.
Une fois encore, et puis il faudrait tirer. Au premier appel de la sentinelle, un trouble soudain s’était emparé de Lazzari. Il lui semblait tellement étrange, maintenant qu’il se trouvait personnellement en cause, de s’entendre interpeller de cette façon par un camarade, mais il se rasséréna au deuxième « qui vive », car il reconnut la voix d’un copain, d’un soldat de la même compagnie que la sienne, qu’on avait surnommé le Moricaud.
— C’est moi, Lazzari ! cria-t-il. Dis au chef de poste de m’ouvrir ! J’ai attrapé le cheval ! Et fais les choses discrètement, sinon on va me fiche dedans !
La sentinelle ne bougea pas. Le fusil levé, elle se tenait immobile, cherchant à retarder le plus possible le troisième « qui vive ». Peut-être Lazzari allait-il se rendre compte tout seul du danger, peut-être allait-il retourner en arrière, peut-être pourrait-il, le lendemain, se joindre à la garde de la Nouvelle Redoute. Mais, à quelques mètres, il y avait Tronk qui le regardait fixement et sévèrement.
Tronk ne disait mot. Tantôt il regardait la sentinelle et tantôt Lazzari à cause de qui, sans doute, il allait être puni. Que signifiaient ses regards ?
Le soldat et le cheval n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres, attendre davantage eût été imprudent. Plus Lazzari se rapprochait et plus il avait de chance d’être touché.
— Qui vive, qui vive ? cria pour la troisième fois le factionnaire et, dans sa voix, il y avait, sous-entendu, une sorte d’avertissement personnel et antiréglementaire. « Retourne en arrière pendant qu’il est encore temps, voulait-il dire, tu veux donc te faire tuer ? »
Et, finalement, Lazzari comprit, il se rappela brusquement les dures lois du fort, se sentit perdu. Mais, au lieu de fuir, il lâcha, Dieu sait pourquoi, la bride du cheval et s’avança tout seul, criant d’une voix perçante :
— C’est moi, Lazzari ! Tu ne me reconnais pas ? Moricaud, oh ! Moricaud ! C’est moi ! Mais qu’est-ce que tu fabriques avec ton fusil ? Tu es fou, Moricaud ?
Mais la sentinelle n’était plus Moricaud, ce n’était plus qu’un soldat au visage dur, qui, maintenant, levait lentement son fusil et visait son ami. Elle avait appuyé la crosse contre son épaule, et, du coin de l’œil, elle épia le sergent-major, souhaitant silencieusement que celui-ci lui fît signe de ne pas insister. Mais Tronk était toujours immobile et la regardait toujours fixement et sévèrement.
Lazzari, sans se retourner, recula de quelques pas, butant sur les pierres.
— C’est moi, Lazzari ! criait-il. Tu ne vois donc pas que c’est moi ? Ne tire pas, Moricaud !
Mais la sentinelle n’était plus le Moricaud avec qui tous ses camarades plaisantaient librement, elle était seulement une sentinelle, l’une des sentinelles du fort, en uniforme de drap bleu foncé avec le baudrier de cuir verni, une sentinelle absolument identique, dans la nuit, à toutes les autres, une sentinelle quelconque qui l’avait mis en joue et qui, maintenant, pressait sur la gâchette. Une sentinelle qui avait les oreilles bourdonnantes et à qui il semble entendre la voix rauque de Tronk qui disait : « Vise bien ! », quoique Tronk n’eût pas bronché.
Un petit éclair sortit du fusil, un minuscule nuage de fumée, et même, au début, la détonation ne parut pas grand’chose, mais, ensuite, elle fut multipliée par les échos, répercutée de muraille en muraille, demeura longtemps dans l’air, s’éteignant en un lointain grondement qui ressemblait au tonnerre.
Maintenant que son devoir était accompli, la sentinelle mit l’arme à terre, se pencha au-dessus du parapet, regarda vers le sol, espérant n’avoir Pas atteint son camarade. Et, dans le noir, il lui parut, en effet, que Lazzari n’avait pas été touché.
Non, Lazzari était encore debout, et le cheval s’était approché de lui. Puis, dans le silence qui suivit la détonation, on entendit sa voix, qui disait, avec quel accent désespéré :
— Oh ! Moricaud, tu m’as tué !
Voilà ce que dit Lazzari et il s’effondra lentement en avant. Tronk, le visage impénétrable, n’avait pas encore fait un seul mouvement, cependant qu’un tumulte guerrier se propageait dans les méandres du fort.
Dino Buzzati, Le Désert des Tartares, trad. Michel Arnaud, Paris, Robert Lafont, pp.111-114.