Un suicide noble

Ne va pas croire que les grands hommes seuls ont eu la force de rompre les barrières de l’humaine servitude. Ne prétends pas qu’il a fallu être Caton pour arracher de sa main cette âme que le glaive n’avait pu faire sortir. Des hommes de la condition la plus vile se sont, par un généreux effort, mis hors de tous périls : n’étant pas maîtres de mourir à leur guise, ni de choisir tel qu’ils l’eussent voulu l’instrument de leur trépas, ils se sont saisis du premier objet venu ; et ce qui de sa nature était inoffensif, leurs mains courageuses en ont fait une arme mortelle. Naguère, au cirque des animaux, un des Germains commandés pour le spectacle du matin se retira, sous prétexte d’un besoin naturel, dans le seul endroit où les gardiens le laissaient libre ; là il prit le morceau de bois où était fixée l’éponge nécessaire à la propreté du corps, se l’enfonça tout entier dans la gorge, et interceptant le passage de l’air parvint à s’étouffer. « C’était traiter la mort avec peu de respect ! » Sans contredit. « Et d’une façon bien sale et bien peu noble ! » Eh ! quoi de plus sot, quand on veut mourir, que de faire le délicat sur les moyens ? Voilà un homme de cœur ! Qu’il méritait bien qu’on lui laissât le choix de sa mort ! Quel noble usage il eût fait d’un glaive ! Qu’il se serait intrépidement jeté dans les profondeurs de la mer ou sur les pointes aiguës d’un rocher ! Privé de toute ressource, il sut ne devoir qu’à lui-même la mort et l’arme qui la lui donna : il nous apprit que pour mourir rien ne nous arrête que la volonté. Qu’on juge comme on voudra l’action de cet homme énergique ; mais qu’on reconnaisse que le trépas le plus immonde est préférable à la plus élégante servitude.

Sénèque le Jeune, Lettres à Lucilius, trad. Joseph Baillard, Paris, Hachette, 1914. Lettre LXX, §5.

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