L’expérience et les poulets
L’expérience nous montre que, jusqu’ici, la répétition fréquente d’une succession uniforme de faits nous a encouragés à supposer que dans une circonstance analogue la même succession de faits se reproduira. La nourriture qui a une certaine apparence, a généralement un certain goût et notre attente est durement frustrée quand l’apparence familière s’associe un beau jour à un goût inhabituel. Les objets que nous voyons sont associés, grâce à l’habitude, à certaines sensations tactiles que nous nous attendons à éprouver lorsque nous touchons ces objets. Dans de nombreuses histoires de revenants, l’horreur que nous inspire le fantôme est causée en partie par le fait qu’il ne nous procure aucune sensation tactile. Les gens simples qui vont pour la première fois à l’étranger sont très surpris et même incrédules lorsqu’ils découvrent que leur langage n’est pas compris.
Ce genre d’associations n’est l’apanage de l’homme ; elle existe chez l’animal et est même très vive. Un cheval qui a été souvent mené dans une certaine direction résiste et refuse de prendre une autre route. Les animaux domestiques s’attendent à avoir leur nourriture lorsqu’ils voient les personnes qui s’occupent d’eux. Nous savons que toutes ces associations assez élémentaires peuvent être décevantes : le propriétaire des poulets qui les nourrit ponctuellement chaque jour, arrive un beau jour pour leur tordre le cou. Il aurait été utile pour les poulets d’avoir une conception moins simple de l’uniformité des actions humaines.
Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, trad. François Rivenc, Paris, Payot, 1989, ch. 6, §§6-7.