L’estime de sa propre sagesse
Je trouve que parmi les humains, l’égalité est plus grande en ce qui concerne les facultés de l’esprit qu’en ce qui concerne la force (je laisse de côté les arts fondés sur les mots, et en particulier cette aptitude à suivre des règles générales et infaillibles, qu’on appelle science ; aptitude dont très peu disposent et pour quelques objets seulement, car il ne s’agit pas d’une faculté innée, qu’on a de naissance, ou qu’on acquiert – comme la prudence – alors qu’on s’occupe d’autre chose). Car la prudence n’est rien que l’égale expérience que tous les hommes ont, en un temps égal, de ces choses dans lesquelles ils s’impliquent également. Ce qui, peut-être, peut faire qu’on ne puisse croire à une telle égalité, n’est que la vaine idée que chacun se fait de sa propre sagesse, sagesse dont presque tous pensent qu’ils en disposent à un degré supérieur aux gens ordinaires – autrement dit tout le monde à l’exception d’eux-mêmes, et de quelques autres qui sont populaires ou avec qui ils sont d’accord. Car telle est la nature humaine que, quel que soit le nombre de ceux que l’on estime être plus intelligents ou plus éloquents ou plus savants, on aura pourtant du mal à croire qu’il y en a beaucoup de plus sages que soi-même ; en effet, chacun voit sa propre intelligence de près et celle des autres de loin. Mais cela prouve que, sous ce rapport, les humains sont égaux plutôt qu’inégaux. Car il n’existe pas d’ordinaire de meilleur signe d’égalité dans la distribution de quelque chose que le fait que chacun soit satisfait de sa part.
Thomas Hobbes, Léviathan, trad. Gerard Mairet, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2000, I : 13.