Le chemin familier
Rien ne nous convaincra mieux de la diversité des milieux humains que de suivre un guide dans une région qui nous est inconnue. le suite suit avec assurance un chemin que nous ne voyons pas nous-mêmes. Parmi la multitude d’arbres et de rochers de l’entourage, il en existe certains dans le milieu du guide qui, alignés les uns derrière les autres, se distinguent des autres arbres et rochers comme des poteaux indicateurs, bien qu’ils ne se signalent à nous par aucun signe.
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L’aveugle vit dans un milieu très restreint ; il ne connaît son chemin que dans la mesure où il peut l’explorer en tâtonnant de son pied ou de sa canne. La rue qu’il traverse est pour lui plongée dans l’obscurité. Son chien doit le conduire chez lui selon un certain chemin. La difficulté du dressage réside en ce qu’il faut faire entrer dans le milieu du chien certains caractères perceptifs qui ne présentent d’intérêt que pour l’aveugle et non pour le chien. Ainsi le chemin que le chien montre à l’aveugle doit éviter les obstacles contre lesquels ce dernier pourrait buter. Il est particulièrement difficile de faire admettre au chien, comme caractère perceptif, une boîte aux lettrés ou une fenêtre ouverte, choses qu’il néglige entièrement d’ordinaire. Mais même le trottoir contre lequel l’aveugle trébucherait est difficile à introduire comme caractère perceptif dans le milieu de l’animal, étant donné que lès chiens qui courent librement ne le remarquent généralement guère.
La figure représente une observation faite sur de jeunes choucas.
Comme on le voit ; le choucas vole autour de la maison, mais ensuite il fait demi-tour pour emprunter le chemin inverse, qu’il connaît pour l’avoir déjà parcouru à l’aller. Ainsi il retourne à son point de départ, qu’il n’a pas reconnu en arrivant par l’autre côté. Nous savons depuis peu que les rats utilisent longtemps encore un détour auquel ils sont habitués, même si un chemin plus direct leur est ouvert.
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Il existe une relation étroite entre le chemin familier et le problème de la demeure et du territoire.
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Le problème du territoire relève de celui du milieu, parce qu’il représente une création purement subjective que la connaissance, si précise soit-elle, de l’entourage seul ne permet aucunement de déceler. Quels animaux possèdent un territoire et lesquels n’en possèdent pas ? Une mouche qui passe et repasse
dans une certaine portion d’espace autour d’un lustre, ne possède pas pour autant un territoire. En revanche, une araignée qui construit sa toile et
s’affaire sur elle, possède une demeure qui est en même temps son territoire.
On peut en dire autant de la taupe (figure).
Elle aussi s’est construit une demeure et un territoire, un système régulier de couloirs et de terriers qui s’étend sous terre comme une toile d’araignée. Son territoire n’est pas seulement constitué par les couloirs eux-mêmes, mais par toute la portion de terre qu’ils englobent. En captivité, elle dispose les couloirs de façon qu’ils ressemblent à une toile d’araignée. Nous avons pu établir que la taupe, grâce à son odorat très fin, ne trouve pas seulement sa nourriture très aisément à l’intérieur de son tunnel, mais qu’elle subodore les choses dont elle se nourrit même quand elles sont situées à l’extérieur, à une distance de 5 ou 6 centimètres dans la terre compacte. Dans un système de tunnels resserré, comme celui que la taupe construit en captivité, les sens de l’animal contrôlent les portions de terre comprises entre les tunnels; dans la nature, en revanche, où les couloirs s’étirent davantage, la taupe ne contrôle olfactivement le terrain avoisinant que dans un certain rayon autour des couloirs. Comme une araignée, elle parcourt plusieurs fois ce réseau de galeries et se saisit de toutes les proies qui s’y égarent.
Au milieu du dédale, elle se construit un abri capitonné de feuilles sèches, sa demeure proprement dite, où elle passe ses moments de repos. Les couloirs sont pour elle des chemins familiers qu’elle peut parcourir en tous sens, avec la même aisance et la même rapidité. Aussi loin que les couloirs, s’étend son terrain de chasse qui est en même temps son territoire et qu’elle défend au prix de sa vie contre les taupes voisines.
Dans un milieu pour nous parfaitement uniforme, la taupe aveugle trouve son chemin sans erreur, avec une habileté stupéfiante. Si on la dresse à se rendre dans un endroit déterminé où elle reçoit sa nourriture, elle retrouve cet endroit même après la destruction complète des couloirs qui y conduisent. Il est impossible qu’elle ait été guidée par des caractères perceptifs olfactifs.
Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, tr. P. Muller, Paris, Denoel, 1965, p. 63-70.