Le chat Bonnot

Le chat Bonnot vieillissait, avait trois pattes dans la tombe. La vie désordonnée qu’il avait menée en était cause. On n’avait vu que lui par les chemins, par tous les temps de chien. Comme il était noir, il était censé porter malheur. Ce n’était pas tout à fait inexact. Il avait bel et bien porté malheur aux occupants d’une voiture qui l’avaient poursuivi une nuit pour l’écraser, histoire de s’amuser un peu. Ce maudit Bonnot s’étant brusquement écarté pour échapper au trépas désopilant qu’on lui destinait, la voiture s’était écrabouillée contre un arbre. Bonnot avait donc quatre morts sur la conscience et ne s’en trouvait pas plus mal jusqu’à ces derniers mois. Mais à présent la vieuserie – dixit son maître – commençait à avoir raison de ses ardeurs à la chasse et au déduit. 

Cette nuit-là, il avait été rossé par un jeune matou de deux ans, son cadet de onze, qui entendait jouir des faveurs de la chatte du domaine de Mouton-Brûlé sans les partager avec un vétéran. Un blanc-bec qu’il eût fait grimper au faîte d’un noyer l’année dernière encore…

Ce matin-là, en outre, il avait raté coup sur coup deux souris, en souffrait dans son orgueil. Il est vrai que les souris couraient de plus en plus vite, depuis quelque temps, et Bonnot se demandait s’il n’était pas une victime du progrès. 

Tapi dans l’herbe, il en mâchonnait tristement un brin qui n’avait d’ailleurs pas de goût. Il n’osait plus rentrer à la maison depuis qu’elle sentait le soufre et le fagot, odeurs que n’avait pas même reniflées le vieux Glaude. A la vérité, Bonnot se fichait de la chatte de Mouton-Brûlé. Il n’avait plus guère le cœur aux fredaines et aux galipettes. Les chattes aussi avaient changé en mal, n’exhalaient plus leurs parfums enivrants d’autrefois. C’était davantage par habitude que par galanterie qu’il s’était approché du domaine. 

Il bâilla. Chaton, il avait joué avec le soleil. Le soleil aujourd’hui jouait sur son vieux poil plus rêche que du crin de matelas, et Bonnot ne s’y exposait plus que pour soigner ses rhumatismes. Un escargot passa, qu’il ne renversa même pas d’un coup de patte en matière de plaisanterie. Bonnot s’ennuyait, qui avait des ennuis. Il se gratta sans conviction, car il savait que les puces sont les chagrins d’amour, les plaies d’argent des chats et qu’on ne peut leur échapper.

Il se leva, étique, et se mit sans raison à miauler à tue-tête comme pour interroger un monde qui s’en allait déjà sans lui aux trousses des mulots. Toujours hurlant, il se dirigea vers les bâtiments, fit un crochet pour éviter un coq nain qui avait l’esprit chamailleur, avisa la porte ouverte et entra chez le Bombé mieux que chez lui, puisqu’il n’en avait plus.

Cicisse gardait le lit depuis sa pendaison. Son onguent pour ânes n’avait pas gommé ses contusions comme par enchantement. Ni ses deux côtelettes fêlées, que le Glaude lui avait bandées solidement. Chérasse fut satisfait de l’arrivée de Bonnot : 

— Qui que t’as à gueuler comme ça, mon pauvre lamentable ? Je gueule-t-y, moi qui peux même pas dormir, que j’ai dormi qu’une nuit depuis trois nuits, comme par hasard celle du jour que je me suis cassé la margoulette ? Même que c’est ben rien à y comprendre ? Tu cherches le Glaude ? Il est à Jaligny. Il va me ramener des pommades pour mes talures. T’as un bon maître, Bonnot. A sa place, y a longtemps que je t’aurais donné un coup de trique derrière les oreilles !

Il fut content quand le chat mangea sur la table un restant de nouilles. Ravi quand il sauta sur le lit et s’allongea auprès de lui. Cicisse le caressa. Des plombs de chasse roulaient sous sa paume, souvenir d’un coup de fusil que Bonnot avait essuyé jadis. Cela ne se renouvellerait plus. Bonnot s’éloignait de moins en moins, ne s’éloignerait bientôt plus du tout.

— Pauvre carne, murmurait tendrement le Bombé, pauvre innocent qu’a jamais eu la parole, tu crois que je l’ai eue plus que toi ? D’abord, si tu l’avais, qui que tu dirais ? On n’a plus rien à dire.

Avec d’infinies précautions pour ne pas déranger le chat, il attrapa sa tasse de vin sur la table de chevet, la vida et se mit à ronronner lui aussi. Des mouches gesticulaient dans un rai de soleil. Dans son coin, l’horloge tuait le temps en tricotant avec ses deux aiguilles. Puis elle toussa quelques heures de peu d’importance. Pour finir, les deux vieillards, l’homme et le chat, s’endormirent côte à côte. 

René Fallet, La soupe aux choux, Paris, Gallimard, 1983, p. 163-165.

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