Le printemps

Et puis, il a attrapé le renard : c’était un jeune. Il était pris de tout juste à l’instant. Il devait être là à manger l’appât au bout des dents, se méfiant, connaissant le système et puis le pas de Panturle a sonné, le coup de dent a été un peu plus rapide, moins calculé et la mâchoire du piège a claqué sur son cou. Il est mort. Une longue épine d’acier traverse son cou. Il est encore chaud au fond du poil, et lourd d’avoir mangé. Panturle l’enlève du piège et il se met du sang sur les doigts ; de voir ce sang comme ça, il est tout bouleversé. Il tient le renard par les pattes de derrière, une dans chaque main. Tout d’un coup ça a fait qu’il a, d’un coup sec, serré les pattes dans ses poings, qu’il a élargi les bras, et le renard s’est déchiré dans le craquement de ses os, tout le long de l’épine du dos, jusqu’au milieu de la poitrine. Il s’est déroulé, toute une belle portion de tripes pleines, et de l’odeur, chaude comme l’odeur du fumier.

Ça a fait la roue folle dans les yeux de Panturle. 

Il les a peut-être fermés. 

Mais, à l’aveugle, il a mis sa grande main dans le ventre de la bête et il a patouillé dans le sang des choses molles qui s’écrasaient contre ses doigts.

Ça giclait comme du raisin. 

C’était si bon qu’il en a gémi. 

Il est revenu à la maison. La bête crevée chauffait son poing comme une bouche.

Il a pendu le renard sur son seuil pour l’écorcher. Il a du sang jusqu’au poignet ; il y en a même un filet qui coule, se sèche, puis coule le long de son bras, dans les poils. Il y a aussi du sang sur l’escalier de la porte. Il pèse avec son couteau pointu sur la peau ; le couteau hésite puis, brusquement, se décide, s’enfonce et il faut retenir. 

C’est bon quand on sent que le couteau entre ! 

Ça aurait pu être une femelle. 

Avec des petits comme des noix blanches. Un chapelet de petits ! 

Ça aurait pu être la mère blaireau avec son ventre lourd qui flottait dans la fontaine de la lune. 

— À quoi je vais penser. Je suis un peu fou, hé ! 

Le vent est dans sa chemise, contre sa peau, tout enroulé, tout frétillant comme une couleuvre. Le paquet des boyaux est dans l’herbe juste sous l’odeur du lilas…

Il fouille dans le renard comme dans une poche. Ça, lourd et juteux comme un fruit mûr qu’il écrase, ça sent l’amer, ça sent l’aubépine. C’est le foie. Du fiel vert gicle sur son pouce…

Brusquement, il a été rappelé de ce côté-ci du monde. Et c’est une bonne poigne qui l’a pris au collet et l’a planté sur ses pieds dans notre monde d’Aubignane en face de sa maison, en train d’écorcher un renard comme un saligaud. 

On entend marcher sur le chemin du village. 

Il écoute, et c’est bien un pas qui bouge sur les pierres. 

La Mamèche ? 

Non, une voix d’homme, et puis une autre voix en réponse qui lui fait tressaillir tout le cœur et lui jette à la figure toute la chaude honte d’avoir patouillé avec les mains dans le sang. 

Il décroche la bête. Il entre dans la maison. Il ferme doucement la porte. Il pousse le gros verrou. 

Il n’entend plus de bruit. Il sait qu’ils se sont couchés dans l’herbe. Il se baisse. Il délace ses gros souliers. Il va sur ses pieds nus jusqu’à la porte. Oui, ils sont là. 

Pour les voir ?… Du grenier… 

Il monte doucement les escaliers, équilibré́ de ses deux bras étendus. La lucarne est à ras du plancher. Il se couche. Il s’avance d’elle en rampant. 

Il les voit. Il la voit. 

Il est dans l’ombre. Eux au soleil. C’est la chasse. Elle est jeune ! 

D’un bond, sans prendre garde au bruit qu’il fait, il se dresse, il se rue vers les escaliers, car là-bas la femme a ouvert son corsage. Elle tient ses mamelles dans ses mains. 

Il bute dans le pétrin, il roule à terre. 

— … de dieu ! 

Et un coup de poing dans cette grande poitrine de bois. Il se relève, cogne de la tête dans la pente du toit. On dirait que sa bouche est pleine de cette fleur de l’aubépine. Il crache. L’ombre de l’escalier tout étoilée d’étoiles d’or qui dansent et qui sont dans ses yeux, l’ombre de l’escalier est toute rouge dans laquelle il trébuche, ploie des genoux, saute, glisse et descend tant sur les reins que sur les coudes, emporté par le grand élan de toute sa chair. 

Deux sauts, et il renverse son chaudron… 

Ah ! que sa main est longue à trouver le verrou ; un de ses ongles se tord sur le fer. Il arrache la porte qui hurle… Personne ! 

Le cyprès, le lilas avec sa fleur à moitié rongée par Caroline, les abeilles du toit qui montent et descendent et un petit vent dans le clocher, là-haut. 

Il renifle un grand reniflement qui est celui des sangliers surpris, un avalement d’air qui siffle dans sa narine large ouverte. 

Elle est gonflée, sa poitrine, et il bat son poing sur elle dans un grand coup. 

Mais, là, dans l’herbe, une tache ronde, un nid… La femme était là. Ce n’est plus de la nourriture de vent comme cette nuit ça. 

Il y a dans ce sentier une branche qui bouge de gauche à droite ; si c’était du mouvement de l’air elle bougerait de bas en haut. 

Un bruit de pierres qui roulent.

La branche, le bruit de pierres, ça donne une direction… C’est par là…

Bon. 

Par là, c’est tout un ; on ne peut faire qu’une chose : aller d’ici aux Plantades, des Plantades aux Moulières et après les Moulières on passe au bas de Soubeyran sous le saut du ruisseau Gaudissart. 

Bon. 

Il ouvre la bouche pour se gonfler à bloc de bon air doux. Courir derrière ? Non, il sait. 

Il y a trop de jour et tout ce jour c’est une défense pour l’homme et pour la femme. Que faire au milieu de ce jour sinon parler avec des paroles d’homme ? Il ne sait pas parler avec des paroles d’homme pour cette chose- là. Il est trop plein de cette bouillante force, il a besoin du geste des bêtes. 

Il est rentré, il a remis ses souliers. Il a pris son couteau d’écorcheur de renard et il est venu là, sous le cyprès. Il a avalé encore deux ou trois goulées d’air, puis il est parti sur son chemin de printemps. 

C’est bien ça ! 

Voilà le sentier, la piste de la femme. Elle est là sur ce petit fil de terre qui tremble entre les herbes. Il a un grand rire qui ne fait pas de bruit, son rire de chasseur. Il rit de savoir lire cette chose écrite dans l’air et dans la terre. 

C’est ce sentier, aussi, qui le fait rire. Ce sentier qui est déroulé́ dans les collines comme la longe d’un fouet, et lui, il tient le manche. Avec un bon fouet et un lié sec du poignet on va cueillir une fleur à deux mètres, dans le pré, là-bas. C’est comme ça ici. Plus grand. 

Ça le fait rire. Il en bave ; il s’essuie avec le dos de sa main cimentée de sang. Il a du sang de renard sur la bouche. 

Le printemps est cramponné sur ses épaules comme un gros chat.

Jean Giono, Regain, Paris, Le Livre de Poche, 1995, pp. 65-69.

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